En analysant pourquoi les Européens commirent un génocide et une destruction massive de la Nature dans le Nouveau Monde – un schéma historique qui n’est strictement pas révolu mais qui perdure furieusement, sur une échelle globale, avec les outils de destruction des multinationales qui sont maintenant en première ligne de l’offensive – j’ai tout d’abord stipulé que la relation victime-perpétrateur est opérationnelle dans le cours de l’histoire de la même manière qu’elle l’est dans des familles dysfonctionnelles. Nous avons vu que le complexe du rédempteur, le noyau dynamique de la croyance rédemptionniste, proclame la valeur rédemptrice de la souffrance d’une manière telle qu’il la légitime et qu’il la sanctifie même. En sus de tout cela, la relation victime-perpétrateur rend la souffrance extrêmement contagieuse.
Les envahisseurs du Nouveau Monde étaient les descendants de peuples Indigènes dont le mode de vie fut anéanti par les prosélytes du complexe du rédempteur Palestinien agissant telle une peste. Infectés par le même virus, ils détruisirent, à leur tour, le mode de vie des peuples Indigènes des Amériques.
Tout comme les Chrétiens, qui convertirent leurs lointains ancêtres au complexe du rédempteur, les envahisseurs croyaient en un dieu qui pouvait racheter les péchés et cette croyance leur permit de commettre le péche, d’infliger la souffrance en Son nom et même de s’en sentir sanctifiés. Les mercenaires Espagnols brûlaient les Indigènes d’Amérique centrale par treize «en l’honneur de Notre Rédempteur et des Douze Apôtres», selon ce que rapporta Bartolomé de las Casas.233
La Victime Divine
La démence létale de la relation victime/perpétrateur est stupéfiante. La complicité entre les victimes et les perpétrateurs est un pacte effroyable mais il existe encore une dimension plus profonde à cette horreur. En débattant de la problématique de savoir ce qui «rend Dieu complice du péché manifeste du monde humain», Alan Watts observa: «au-delà de ce cauchemar théologique, il existe une fascination pour le masochisme surnaturel»234.
Le facteur de “masochisme surnaturel” vient à s’exprimer dans ce que l’on peut appeller la “collusion victime/perpétrateur”. Les deux protagonistes ne sont pas seulement complices dans leurs croyances, ils sont également intimement et subtilement codépendants dans leurs actions. Les victimes et les perpétrateurs ont besoin les uns des autres désespéremment et s’utilisent les uns les autres, de façon indirecte et perverse, afin de garder leur relation intacte. Cela ne s’applique pas, bien évidemment, aux victimes de la première fois, ou aux victimes de “domages colatéraux”, mais aux victimes qui sont dépendantes, celles qui y reviennent pour une autre dose, qui se glorifient de leur rôle de victime et qui suivent aveuglément le même scénario que celui des perpétrateurs, convaincus qu’elles sont que ce rôle les propulse à un niveau moral supérieur à celui de ceux qui leur font du mal, ou bien croyant qu’elles souffrent pour le bien-être d’autrui.
Il se présente maintenant une objection importante: si le complexe du rédempteur est à ce point intrinsèquement pervers, et contraire à la bonté innée de l’humanité, comment peut-il s’avérer si puissant? Si elle est à ce point dangereuse et démente, comment l’histoire de la rédemption peut-elle captiver et convaincre tant de monde? Si la réponse à cette question n’a pas encore été découverte, c’est parce que lorsque nous avons examiné les quatre éléments du complexe du rédempteur, et que nous avons retracé leurs permutations au fil de l’histoire, nous ne sommes pas encore arrivés au noyau du complexe, la source numineuse de sa puissance accablante: à savoir, la victime divine.
Dans ses deux ouvrages principaux, “La violence et le sacré” et “Des choses cachées depuis la fondation du monde”, l’anthropologue René Girard plongea profondément dans le complexe du rédempteur. Sur de nombreux points, son analyse se rapproche de la compréhension Gnostique de la théologie de la rédemption et de la menace qu’elle pose à la société humaine. Girard identifie ce qu’il appelle (à mon avis, à juste titre) “le mécanisme générateur” de toutes les religions. C’est le “mécanisme victimaire”, ou “syndrome de la victime par procuration”235. En bon Français (Girard est un Catholique révisionniste, un déconstructionniste post-moderne et un anthropologue culturel qui a un cheveu sur la langue), nous appelons cela le “mécanisme du bouc-émissaire”.
Le bouc-émissaire originel était le roi consacré, un personnage que nous avons rencontré en retraçant l’histoire de la théocratie Juive. A l’époque avant que n’émergeât la théocratie strictement mâle aux alentours de 4000 avant EC, les êtres humains, vivant dans des sociétés pré-urbaines, devaient gérer les méfaits commis en leur sein. Ils prirent conscience que la plupart des méfaits étaient commis sans qu’il ne fût possible d’en connaître l’auteur. La justice ne peut pas être rendue si le perpétrateur ne peut pas être découvert ni puni par la société. C’est, la plupart du temps, la manière dont les choses se passent dans la vie. Il n’existe pas de garantie absolue de justice dans la société humaine. Nos ancêtres étaient des gens sensibles qui trouvèrent cette situation cruelle, pour ne pas dire intolérable. Mais ils n’étaient pas aveuglés au point de concocter une manière de l’éviter, ou de la déguiser ou de prétendre que cela n’existait pas. En fait, ils découvrirent une solution assez bonne au problème de la perpétration.
Ils décidèrent de tenir pour responsable le chef mâle de la communauté au cas où le perpétrateur d’un méfait ne pourrait pas être trouvé. Rappelons-nous que dans les sociétés pré-patriarcales, le chef tribal ou le roi étaient “consacrés” par une prêtresse qui représentait la Déesse.
Le rite de hieros gamos, l’accouplement sacré, garantissait que le candidat à la royauté était courageux mais tendre, un homme noble et innocent qui pouvait s’abandonner à une femme dans l’acte le plus intime d’étreinte humaine. En acceptant la responsabilité, tout en étant innocent, le roi tribal devenait la “victime par procuration” qui porterait les péchés de la communauté. Il semblait erroné, pour les antiques sensibilités, de placer une femme, celle qui porte la vie de l’espèce, dans le rôle risqué du bouc-émissaire; c’est ainsi que la victime par procuration était toujours un homme. La fonction de roi sacré comportait des avantages, incluant les délices de l’initiation sexuelle avec une fille de la Déesse, mais elle encourrait le risque qu’il soit éxécuté afin d’expier les crimes non résolus de la communauté. Dans l’ancienne Grèce, le roi sacrificiel était appelé le pharmakon. Girard explique que pharmakon signifie à la fois remède et maladie. «La victime, sélectionnée pour le rôle de bouc-émissaire, attire vers elle toute la violence affectant la victime originelle et, au travers de sa propre mort, transforme cette violence toxique en une violence bénéfique.»236
Ce système fonctionnait parce qu’il encourageait le roi à être un modèle d’honnêteté et de gentillesse et à accompagner ou à guider les membres de la communauté à se comporter de même. Cependant, ce qui est encore plus important que la fonction de rôle et de modèle, était le fait que la désignation du roi, comme bouc-émissaire, purgeait la communauté de la nécessité de la violence de représailles. La violence de représailles, l’une des formes les plus vicieuses de comportement dans l’expérience humaine, est particulièrement horrible lorsque le perpétrateur de l’acte provocateur ne peut pas être identifié. (Une frappe préventive constitue une violence de représailles sans que la perpétration soit connue ou précisément identifiée). La société Païenne hérita de la coutûme des communautés pré-patriarcales: de permettre la rétorsion dans les cas où le malfaiteur fût connu et pût être puni ou tué par un proche de ses victimes. «Un oeil pour un oeil». Cela était considéré comme relativement juste. Cependant, lorsque la violence de représailles n’a pas de cible précise et lorsqu’elle est sanctifiée par des croyances religieuses et impulsée par un sentiment exacerbé de vertu, elle répand l’enfer sur Terre. Elle devient un outil écocidaire et génocidaire et, éventuellement, une arme apocalyptique.
La royauté sacrificielle constituait la forme originelle, et non-corrompue, du “mécanisme victimaire” de René Girard. Dans les communautés à échelle humaine, desquelles elle émergea, elle fonctionnait relativement bien. Néanmoins, au fil du temps et de la complexité croissante de la société dans des environnements urbains, la victimisation se transforma en un mécanisme pathologique complexe et l’inclination à la violence de représailles – toujours présente dans la nature humaine – se métamorphosa dans le complexe du rédempteur.
La victime divine est le prototype numineux du rédempteur.
Ordre Mensonger
Au fil du temps, le mécanisme victimaire se délita en une stratégie religieuse monumentale destinée à faire que tout soit bien dans le monde et à supprimer ce qui n’est pas bien, au lieu d’en rester à une coutûme simple et provisionnelle permettant de maintenir la paix. Selon Girard, le mécanisme victimaire, dans sa forme tardive et dégénérée, est «non pas simplement une illusion et une mystification mais l’illusion et la mystification la plus formidable et la plus influente dans toute l’expérience humaine».237 Le mécanisme victimaire est la racine de la “mystification religieuse” mais également ce qui confère à la religion une telle vaste puissance sociale et politique. Il ne fonctionne, cependant, que tant que les adhérents d’un système religieux ne perçoivent pas comment il fonctionne. «La religion ne protège l’homme que tant que ses fondements ultimes ne sont pas dévoilés».
Girard montre que ceux qui tirent profit de la victimisation sont – ou semblent être – protégés de la violence en eux-mêmes alors qu’en fait ils permettent à d’autres de l’infliger pour eux. Tout en désavouant toute association avec elle. Le mécanisme victimaire pourvoit un sentiment d’absolution mais, secrètement, il permet à la fois aux victimes et aux perpétrateurs de s’impliquer profondément dans les transactions pathologiques de la violence. L’analyse étonnante de René Girard révèle la relation victime-perpétrateur dans son aspect de collusion: les victimes nient qu’ils pourraient infliger la violence à quiconque tandis que les perpétrateurs nient la violence qu’ils infligent à autrui. A sa racine, ce déni est unique et identique. Le mécanisme victimaire, affirme-t-il, est le noyau caché de «toutes les formes d’ordre mensonger en lesquelles vit l’humanité»238
La mutation pathologique la plus extrême et la plus grandiose de la victimisation est le complexe du rédempteur centré sur la figure de la victime divine. Les perpétrateurs peuvent utiliser le Christianisme pour légitimer leurs actions parce qu’ils croient, tout autant que leurs victimes, dans la même solution au problème du mal. La dualité de source divisée implique que la douleur et la souffrance procèdent du bon dieu. Mais il en est de même pour le soulagement de tous ces maux, et pour la justice, et pour la rétribution. C’est une situation où tout le monde gagne. La foi rédemptionniste est un blanc-seing pour le meurtre, la torture, le viol, le mensonge, la manipulation et le contrôle, parce que, quoi que fassent les perpétrateurs, ils sont assurés de la collusion passive des victimes – mais seulement des victimes croyantes qui embrassent le même credo et qui suivent le même programme, à savoir le scénario de l’histoire de la rédemption. La foi rédemptionniste offre à ceux qui souffrent, sous la coupe d’autrui, le droit de revendiquer un statut moral supérieur. Un grand nombre des adages de Jésus, dans le Nouveau Testament, promeuvent et légitiment cet arrangement. Les victimes qui acceptent la valeur rédemptrice de la souffrance, et qui embrassent la croyance en un agent supranaturel de rétribution, peuvent être torturées et assassinées jusqu’à la fin des temps car elles savent qu’elles seront élévées, vengées par le dieu paternel et miraculeusement ressuscitées pour rejoindre la compagnie des élus. En même temps, ceux qui mettent fanatiquement en oeuvre le programme de domination peuvent être assurés qu’ils sont en train d’obliger le monde à se conformer au plan de Dieu. Les victimes et les perpétrateurs sont de connivence dans un jeu de “sado-masochisme surnaturel” (pour rebondir sur l’observation acerbe d’Alan Watts).
Le mensonge quant à celui qui créa le monde va de pair avec le mensonge concernant la manière dont les victimes et les perpétrateurs vont triompher sur le monde durant le scénario de fin de jeu du rédemptionnisme.
La victime divine présente un autre exemple de contre-imitation: cette figure imite le bouc-émissaire tribal, l’instrument de justice adapté à la psyché Indigène, mais il l’investit d’une valeur surnaturelle qui invalide et annihile le sens humain de la justice. Les Gnostiques perçurent la tromperie dans la rédemption divine et ils tentèrent de la dévoiler. Ils furent sans doute terrifiés de voir comment la croyance en une rédemption surhumaine glorifie et mystifie la souffrance et comment elle autorise ses adhérent à infliger la souffrance, ou à en être les complices, sans vouloir se l’admettre même (ou spécifiquement) à eux-mêmes. Et ils furent sans doute pris au dépourvu lorsqu’ils se trouvèrent devenir les cibles de la violence pathologique qui grouille, tel un virus mortel, dans la collusion victime-perpétrateur.
Le drame poignant de la collusion victime-perpétrateur imprègne à la fois l’Ancien et le Nouveau Testaments mais la “Passion du Christ” constitue la manifestation ultime du complexe du rédempteur sur la scène de l’histoire. Au coeur de ce drame, se tient l’agneau innocent (à savoir le bouc-émissaire) qui porte les péchés du monde. Le système de croyance, attaché à la victime divine, offre une solution au problème du mal. Mais, ainsi que le démontre Girard, cette solution n’est que pure illusion. Mais elle est, cependant, opérationnelle.
Je souhaiterais insister sur le fait qu’elle ne fonctionne que pour les gens qui vivent eux-mêmes dans l’illusion. Dans un monde dément, la démence fait du sens.
Voilà donc une autre leçon dure de l’histoire: l’humanité ne pourra pas accomplir de co-évolution avec la planète tant que la société poursuivra le programme de contrôle, déguisé en religion, du patriarcat. Nous ne pourrons pas avoir de religion de la Nature, que René Dubos considérait essentielle pour la survie de l’humanité, tant que la religion et la politique ne briseront pas le pacte infernal qu’elles ont contracté il y a très longtemps en Mésopotamie et qu’elles ont officialisé sous Constantin. Le Christianisme Romain n’est pas le seul problème – tous les systèmes de croyance rédemptionnistes sont un problème – mais il s’avère être le plus triomphant de tous les perpétrateurs. Il a forgé l’enfer sur Terre, éradiqué les Gnostiques, détruit les Mystères, anéanti l’héritage culturel de l’antiquité, déchiré le coeur Païen de l’Europe, massacré les sage-femmes et les guérisseuses, soutenu les Nazis, colonisé le monde entier, brûlé et pendu les enfants tribaux des Amériques, financé la spoliation de la Nature et la dépossession pernicieuse des peuples du Tiers-Monde. Et pour occulter ses crimes, il a jeté un envoûtement d’ignorance et de culpabilité sur soixante générations.
Brisez cet envoûtement et la magie noire de la théologie de la rédemption et de l’annihilation commencera à se dissoudre, permettant ainsi au patriarcat d’expirer sous le poids de ses causes non naturelles.