L’Empereur Romain et initié des Mystères d’Eleusis, Marc-Aurèle (121-180 EC) définit, de façon concise, l’essence de l’éthique Païenne: «La Nature a constitué des êtres rationnels pour leurs propres bénéfices mutuels, chacun devant aider ses compagnons pour leur propre valeur, et en ne leur portant préjudice d’aucune manière». Ses Méditations sont un journal de réflexions philosophiques rédigées pendant que Marc-Aurèle vivait dans des campements lointains, sur les rives du Danube, afin de protéger l’Empire contre les invasions. Elles mettent en exergue la très grande valeur de la morale Païenne plus que tout autre document procédant de l’Antiquité. Marc-Aurèle consigne, en un langage simple et direct, le code d’honneur et de courtoisie de la société Païenne, incluant tout à la fois les esclaves et les empereurs.
Si le Christianisme prit le dessus parce qu’il était démocratique (comme il a été souvent prétendu), alors la moralité Païenne doit avoir disparu parce qu’elle était uniquement égalitaire. Dans une société égalitaire, les mêmes valeurs s’appliquent à tout un chacun, sans tenir compte de la manière dont ils souffrent dans leur vie ou dont ils triomphent de la souffrance. Chacun est égal devant le pouvoir de la destinée. La morale rédemptionniste assume que le destin peut être altéré par des conditions spéciales qui ne sont conférées qu’aux fidèles. Elle formule un programme totalitaire fondé sur la valeur rédemptrice attribuée à la souffrance qui peut être infligée par Dieu (cette problématique n’étant pas résolue) mais que certainement Dieu seul peut soulager. L’avantage de la solution rédemptionniste est fonction, tout d’abord, de son attrait démocratique – quiconque embrasse la foi reçoit une attention spéciale du dieu sauveur – et ensuite de la force de croyances non vérifiables qui, tout autant ridicules qu’elles soient, ne peuvent pas être réfutées par la raison. Finalement, le rédemptionnisme infuse la souffrance d’une valeur universelle et lui confère un caractère magique et rédempteur. Il n’existait pas d’antidote, dans la pensée Païenne, à une mystification aussi grotesque.
Le principe Païen de tolérance résonne au travers des Méditations. Le Gnosticisme, qui était un mysticisme fondé sur le corps, et le Stoïcisme, qui était un humanisme orienté vers la Nature, convergent en cette oeuvre. La beauté et la finesse des Méditations sont en contrepoint de leur envergure. Ce n’est pas une éthique d’obligation, un code moral que nous tentons de mettre en pratique sans succès et grâce auquel nous nous sentons mieux d’avoir essayé. Ce n’est pas une moralité de prudence qui promet de récompenser l’âme (avec les faveurs de Dieu pour un succès mondain, durant la vie, ou avec la résurrection dans l’après-vie) pour chaque bonne action et bonne pensée. Ce n’est pas une métaphysique extra-terrestre avec un scénario terminal de résurrection et de châtiment divin. C’est une éthique sobre et existentielle de responsabilité vis à vis de standards humains, un pacte avec ce qui peut être réellement accompli au travers du potentiel humain. Et si, alors, nous faillissons, le poids de la tristesse est immense parce que le standard qui nous est attribué était totalement et véritablement à notre portée.
Une atmosphère saturnienne pèse sur les réflexions de Marc-Aurèle mais, néanmoins, trois pages de son journal pourvoient plus d’édification morale que l’intégralité du Nouveau Testament.
Moralité Gaïenne
«L’ordre social se trouve dans toute la Nature – bien avant l’époque des livres et des codes légaux. C’est un élément qui nous est inné et ses structures suivent les mêmes développements, contrôles et équilibres que la chair ou la pierre. Ce que nous appelons l’ordre et l’organisation sociale dans le gouvernement ont été appropriés, par le mental calculateur, des principes opérationnels dans la Nature». 245
Il devrait être clair, maintenant, que la remise en question, par les Gnostiques, du complexe du rédempteur allait bien au-delà d’un débat concernant des problématiques théologiques abstruses. C’était une réponse de front à la démence de masse qui explosa dans le monde à l’aube de l’Age des Poissons. Ce fut une tentative vaillante de s’opposer au mal qui oeuvre à l’encontre de la volonté même de l’humanité de survivre, à l’encontre de la force de vie.
En contraste avec le rédemptionnisme, les religions des Mystères, ainsi que les érudits les appellent, étaient dédiées à une reconnexion permanente avec la force de vie extatique, Eros, et à un enracinement continuel dans la source de vie, Gaïa. Les Telestai, qui fondèrent et dirigèrent ces antiques institutions, avaient comme certitude que la moralité, pour les êtres humains, doit être enracinée dans notre relation à la Nature non-humaine. C’est également la conviction de nombreuses personnes, de nos jours, qui promeuvent la sagesse Indigène et proposent d’abandonner l’éthique rédemptrice afin de s’orienter vers ce qu’on pourrait appeler une éthique Gaïenne. «Nous ne sommes humains que dans le contact et dans la convivialité avec ce qui n’est pas humain» écrit David Abram dans son ouvrage “The Spell of the Sensuous”246.
La plateforme, en huit points, de l’écologie profonde, proposée par Arne Naess et George Sessions, a pour prémisse la bonté innée de l’espèce humaine – une prémisse qui ne tient, ajouterais-je, que si nous, en tant qu’espèce, gardons la foi dans le monde naturel. Lorsque la connexion de l’espèce humaine à la Nature est intacte, la nature humaine tend spontanément à faire le bien, sans devoir être commandée. C’est la première condition de l’éthique Gaïenne.
Dans un essai intitulé “Self-Realization: An Ecological Approach to Being in the World”, Arne Naess écrivit:
«Nous ne requérons pas de morale pour nous faire respirer… Lorsque votre “soi”, dans son sens le plus large, embrasse un autre être, vous n’avez nul besoin d’exhortation morale pour faire preuve d’attention… Vous prenez soin de vous même sans ressentir une quelconque pression morale de le faire – pourvu que vous n’ayez pas succombé à une forme quelconque de névrose, développant des tendances auto-destructrices, ou vous haïssant vous-mêmes.»247
La gentillesse qui nait naturellement, qui n’est pas dictée par un décret divin ou qui n’est pas garantie par un schéma supranaturel de récompense et de punition, est sans doute devenue inconcevable pour de nombreuses personnes à ce moment tardif de notre histoire. Pourquoi? Parce que la culture des dominateurs dégrade à ce point l’esprit humain que les gens qui sont sous sa coupe ne peuvent imaginer aucune moralité qui ne soit pas dictée d’en-haut et imposée par la domination. Le patriarcat doit d’abord corrompre ceux que la religion rédemptrice va ensuite convertir. Les natifs de l’Europe ne furent pas aisément corrompus et la campagne d’imposition du programme Judéo-Chrétien de rédemption dut être renforcée, sans cesse, et souvent en ressortissant à des mesures extrêmement brutales. La rédemption est telle la “protection” offerte par la Mafia. Le système qui offre la rémission du péché doit s’assurer que les individus auront un besoin désespéré de ses services.
Une moralité authentique ne peut pas être commandée mais la moralité par contrôle distant, telle qu’on pourrait l’appeler, est la norme dans une société qui a été totalement subordonnée au programme dominateur transmondain. La moralité par contrôle distant est l’unique manière d’agir pour des millions et des millions d’individus dont la bonté intrinsèque a été corrompue à jamais. Par l’exclusion du monde non-humain (c’est à dire par anthropocentrisme), le standard de zaddik attaque au coeur de notre participation à la Nature. Les conditions pathologiques auxquelles Arne Naess fait référence – la névrose, l’auto-destruction, la haine de soi – sont endémiques au modèle dominateur de la société, ou en d’autres termes, au modèle hiérarchique maître/esclave qui est devenu la norme lors de l’émergence du patriarcat, il y a des milliers d’années. L’humanité s’est fait piéger dans cette pathologie depuis si longtemps que la moralité par autorité divine semble, à de très nombreux individus, comme la seule moralité concevable.
Mais il existe une voie au-delà de la religion. Une moralité libre de cadre religieux est possible lorsque l’expérience religieuse est encore enracinée dans la force de vie divine, plutôt que d’être dirigée vers, et par, une divinité extra-terrestre. Cependant, aller au-delà de l’éthique rédemptionniste n’est pas une option pour tout un chacun. Depuis que le message mixte d’amour et de châtiment a été dispensé il y a près de deux mille ans, le Rédempteur oeuvre mystérieusement parmi nous, le Prince de la Paix supervise le monde qui est de plus en plus dévasté par la guerre, et les vrais croyants gardent la foi dans le pouvoir du Père de faire que tout se passe bien même si, mystérieusement, les gens continuent de se traiter les uns les autres de la manière la plus atroce et même si la société continue d’entraîner toute la biosphère vers les oubliettes. Ainsi qu’Hélène Keller l’observa, la majorité des êtres humains ne souhaitent pas être libres. Ils veulent juste être en sécurité. Même l’illusion de la sécurité est toujours mieux que rien du tout. Il peut s’avérer possible d’aller au-delà de la religion par l’entremise d’un changement de croyances – la forme la plus efficace de dissidence dans notre société – mais d’aller au-delà de la violence et de la coercition, que la religion rédemptrice utilise pour s’imposer, requiert bien plus que de la dissidence. La religion prétend rendre le monde plus protégé mais le futur fertile pour l’humanité dépend, vraisemblablement, de notre capacité de protéger le monde de l’emprise de la religion.
Le système de valeurs de l’éthique Païenne est Indigène à l’humanité et ne requiert ni autorité divine, ni cachet d’approbation supra-humaine. Gary Snyder affirme que «l’ordre social se retrouve dans toute la Nature… C’est un élement inné chez l’être humain» et l’on pourrait en dire autant de l’ordre moral. Les processus naturels et instinctuels, qui ont produit l’espèce humaine, lui ont également conféré la faculté de se connaître elle-même et d’agir moralement – on peut appeler cela le principe Gaïa-Sophia. Cette notion n’est pas unique à l’auteur. Elle est communément mise en exergue par les promoteurs de l’écologie profonde, les écopsychologues, les écoféministes, les historiens de la culture, et de nombreuses autres voix alternatives dans le monde d’aujourd’hui. Le fait qu’à la fois nos valeurs éthiques et nos facultés de survie procèdent du même don supranaturel, le noos, constituait l’un des enseignements fondamentaux des Mystères. C’est assurément l’essence morale de la sagesse initiée.
On pourrait objecter que la moralité naturelle est insuffisante parce qu’elle ne pourvoit pas de réponses aux questions éternelles posées par la mort, le mal et l’injustice ou qu’elle n’éclaire pas le mystère permanent du pourquoi de notre présence sur cette planète, en premier lieu. Pourquoi le monde existe-t-il plutôt que rien du tout? C’est ce que demandait Heidegger. Le rédemptionnisme, par contre, pourvoit des réponses à ces questions. Mais si ces réponses étaient fausses? La sécurité est-elle tout ce qui importe même lorsqu’elle n’est que pure illusion? Il semblerait que pour des milliards de personnes, dans le passé et de nos jours, des réponses fausses acceptées sur la foi sont préférables à une absence de réponses.
Mais se pourrait-il que nous n’ayions pas besoin de la foi pour faire face aux grandes questions de la vie? Afin d’être pleinement humains, se peut-il que nous ayons juste à embrasser les situations spécifiques dans lesquelles ces énigmes éternelles se posent, lorsqu’elles se posent. De faire face à la mort avec une pleine attention, une pleine conscience, plutôt qu’avec une croyance préconçue de ce qui vient après? De faire face à la perte lorsqu’elle se manifeste plutôt que de marchander avec Dieu sur un système de compensations?
Pouvons-nous vivre vaillament et généreusement tout en sachant que tout ne réussit pas dans la vie et que toutes les situations ne peuvent pas être corrigées? Pouvons-nous prendre à coeur la partie ardue de la vie et ne pas ressortir à des mensonges-tampons pour la rendre acceptable? Nous le pouvons, sans doute, grâce à la moralité naturelle.
Dans le Dzogchen, le niveau le plus élevé du Bouddhisme Tibétain, la bonté naturelle (en Tibétain, kadak) est consiérée comme le fondement de toute action authentique, et non pas comme un code prescrit d’action. «La bonté fondamentale se manifeste en chaque instant de la pure présence». Chögyam Trungpa, le promoteur le plus radical du Bouddhisme Tibétain en Occident, observa que la religion exige que nous nous punissions nous-mêmes (et ajouterais-je, que nous nous récompensions nous-mêmes).
«Les gens sont toujours enclins à prendre au sérieux le péché originel. Ils devraient laisser tomber cela. Peut-être que la bonté naturelle remplacera alors le péché originel!», proposa-t-il. Kadak est spontané, non pas impulsé par de quelconques impératifs moraux. «Avant tout jugement, avant toute doctrine, il est possible de prendre contact avec notre propre intelligence, tel que nous le faisons avec la réalité authentique, afin d’en découvrir les richesses».248
Les Gnostiques, également, affirmèrent que la bonté infinie du Plérome réside en nous, en tant que noos, l’intelligence primordiale. Nous n’atteignons pas à la bonté naturelle en agissant selon certaines voies, en suivant un système de règles. Nous agissons sous son inspiration à chaque fois que nous sommes pleinement vivants dans l’authenticité d’être humain.
Le Piège de la Tolérance
Le Christianisme est une croyance embrassée par des milliards de personnes, mais elle n’est choisie que par de rares individus. Il en est de même pour l’Islam, dont les adeptes constituent environ un cinquième de la population mondiale. Les Juifs sont racialement nés dans leur religion. Aujourd’hui, nous avons strictement oublié que le terme “hérésie” dérive du Grec heraisthai, “choisir”. Etre un hérétique signifie avoir le choix et ne pas être obligé ou forcé de croire ce que l’on dit de croire. Un hérétique est libre de choisir que croire ou ne pas croire.
Un des plus grands obstacles, sans doute, pour aller au-delà de la religion est la supposition communément répandue que les trois religions rédemptrices promeuvent la tolérance. Il faut vraiment lire les écritures avec un bandeau sur les yeux, en projettant ce que l’on va y trouver, pour en arriver à un tel message. De nombreux individus ne lisent pas les écritures sacrées de la foi qu’ils embrassent ou bien, alors, ils les lisent de manière sélective – en choisissant des passages sublimes concernant la foi, l’espoir et la charité dans les lettres de Paul, par exemple – afin de ne pas mettre en péril leur foi. Les croyances soutenues dans “les écritures révélées” sont moins importantes que les croyances qui sont soutenues à leur sujet. Pour croire que la Bible promeuve la tolérance, il faut se comporter en aveugle par rapport à ce qui est réellement affirmé dans l’ensemble plutôt que dans des bribes sélectionnées. L’histoire de la religion Occidentale démontre clairement o combien l’intolérance est intrinsèque aux traditions Abrahamiques. Les Gnostiques en avaient fait une expérience directe. Ils furent les premières victimes sur le front de la guerre perpétrée contre l’humanité au nom d’idéaux religieux.
De nombreux Chrétiens trouvent dans la narration biblique des anciens Juifs une histoire paradigmatique pour l’humanité dans son ensemble. Mais les fondamentalistes, qui sont convaincus que la Bible constitue le paradigme universel, et contient donc la solution pour toutes les problématiques humaines, devraient jeter un coup d’oeil aux Manuscrits de la Mer Morte afin d’acquérir une meilleure idée quant aux sources du mythe Chrétien et quant à la solution vers laquelle le rédemptionnisme entraîne le monde. Le Manuscrit de la Guerre, par exemple, est constitué de dix-huit colonnes décrivant l’attirail militaire, les armements et les bataillons de guerre des Fils de la Lumière. Il rend louange au “Dieu d’amour et de bonté”, qui garde l’alliance Qumranique, et qui sauvera ultimement son peuple, ou au moins, une partie: «Il a rassemblé une congrégation de nations à annihiler sans quartiers afin de faire s’élever en jugement celui dont le coeur a fondu, afin que le niais puisse ouvrir la bouche pour chanter les louanges de Dieu et afin d’enseigner aux mains faibles l’art de la guerre». Page après page, le manuscrit mélange des louanges ardentes pour le Seigneur avec des imprécations rudes et violentes et des menaces. L’esprit de triomphalisme, qui imprégnait les écrits Qumraniques, fut hérité par l’évangélisme Chrétien symbolisé dans l’hymne “En avant, Soldats du Christ”.
Le Manuscrit de la Guerre contient la liste des cibles des Zaddikites, leurs pires ennemis étant en haut de la liste. La colonne 11 nomme les adversaires des Zaddikites que le Seigneur ordonne d’annihiler “sans quartiers”. Le texte ici répète la prophécie de l’Etoile et du Sceptre, appelée également la prophécie de Balaam, que l’on trouve dans Nombres 24:17. «Un astre issu de Jacob devient chef, un sceptre se lève, issu d’Israël. Il frappe les tempes de Moab et le crâne de tous les fils de Seth.» Cette ligne provient de la Bible Masorétique, la version standard Hébraïque de l’Ancien Testament préservée depuis le 11ème siècle, mais le passage équivalent dans les Manuscrits de la Mer Morte date de près de mille ans plus tôt. Il présente une version étendue du passage biblique:
«Il va se lever un Astre issu de Jacob, et un sceptre va se lever d’Israël qui va frapper les tempes de Moab et détruire tous les enfants de Seth, et il descendra de Jacob et détruira tous ceux qui restent de la cité; et l’ennemi sera possédé et Israël sortira vainqueur.»250
La prophécie de l’Etoile et du Sceptre était l’hymne national du mouvement de libération Zaddikite. L’ennemi nommé, en association directe avec ce thème, aurait été considéré comme l’opposant suprême de la secte Qumranique. Qui est-il? “Les enfants de Seth”, le nom par lequel se désignent les Gnostiques dans les Mystères. Moab était la région surélevée à l’est de la Mer Morte (maintenant la Jordanie), le domaine du Royaume Nabatéen où les groupes Gnostiques prospérèrent librement durant de nombreux siècles. Il existe une double-identification dans la colonne 11, car l’ennemi est cité par le nom qu’il se donne lui-même ainsi que par son territoire. C’est une indication essentielle démontrant à quel point les Zaddikites voulaient éliminer les Gnostiques mais ce n’est pas encore la fin de l’histoire. Il existe même une troisième identification explicite, dans le même texte, de l’archi-ennemi des Zaddikites.
La septième ligne de la colonne 11 du Manuscrit de la Guerre est abimée par une tâche d’humidité qui en brouille les lettres, ce qui rend une de ces lettres impossible à déterminer. La plupart des érudits traduisent la phrase sujette à caution ainsi: “ceux qui restent de la cité” comme dans la traduction de Wise-Abegg-Cook, que l’on cite plus haut. Mais d’autres érudits estiment que la lettre effacée puisse être un shin (la vingt-et-unième lettre de l’alphabet hébreu) ce qui donne comme traduction “ceux qui restent de Seir”251. Seir est le nom de la montagne sacrée et de la terre natale originelle des Gnostiques Levantins. C’est un nom de code qui aurait été utilisé par les Gnostiques dans leur auto-désignation, ou par un ennemi en termes intimes avec eux. Prendre pour cible “ceux qui restent de Seir”, c’était attaquer le coeur même du mouvement Gnostique.
Le Manuscrit de la Guerre profère une triple menace envers les Gnostiques: par nom, par localisation et par origine. Aucun autre passage des Manuscrits de la Mer Morte ne révèle une telle accentuation redondante et véhémente. Ce n’est, cependant, pas l’unique passage des Manuscrits de la Mer Morte dans lequel les gardiens des Mystères sont pris pour cibles. Dans ses Antiquités Juives, l’historien Josephus mentionna un groupe de Séthiens, des astronomes accomplis, qui étaient réputés avoir gravé des enseignements secrets sur des tablettes de pierre. Le texte fragmentaire 4Q417-418 appelé “Le secret de la nature des choses” évoque cette allusion. Le Seigneur Dieu d’Israël révèle, ici, “les énigmes de ses desseins”. Dans un geste de mimétisme triomphaliste typique des écrits Qumraniques, 4Q417-418 déclare à l’élite des vertueux: «Vous êtes ceux qui comprennent. Votre pauvreté est votre récompense en souvenir du temps, car le décret est gravé et inscrit dans chaque moment de punition, car ce qui est décrété est gravé dans la pierre devant Dieu, et par dessus tout […] les enfants de Seth»252.
En dépit des lacunes, il est clair que Dieu a des desseins spécifiques visant à anéantir les enfants de Seth. L’érudit des Manuscrits de la Mer Morte et l’expert de l’apocalytisme Juif, John J. Collins, a rempli les blancs et a obtenu cette ligne «ordonné par Dieu à l’encontre de toutes les iniquités des enfants de Seth.»253
Les Manuscrits de la Mer Morte contiennent des références nombreuses et spécifiques aux Gnostiques des codex Egyptiens, corrélant ces deux découvertes textuelles immensément importantes. Mais la connexion entre les Zaddikim et les Gnostiques ne s’arrête pas aux références textuelles. Dans “The Gnostic Scriptures”, une traduction partielle des Codex de Nag Hammadi, Bentley Layton présente une carte intitulée “Le Mouvement Gnostique et ses Opposants”. Cette carte montre trente sites archéologiques associés avec des enseignements, des instructeurs ou des événements Gnostiques. Le site 16, daté à 350 avant EC, est un campement de Gnostiques se désignant eux-mêmes sous le nom d’Archontiques. Il est situé sur le rivage occidental de la Mer Morte juste au sud de Qumran, pas plus loin qu’à un jet de pierre du principal avant-poste Zaddikite.254
Les Gnostiques s’installèrent-ils dans les étendues sauvages de la Judée près de Jérusalem pour espionner les Zaddikim? Les vestiges archéologiques semblent l’indiquer. Le nom Archontique est révélateur. Les groupes du réseau des Mystères était défini par leur région, tels que les Samothraciens, ou par la divinité Païenne principale du groupe, tels que les Dyonisiens et les Orphéens, ou par une expertise ou une pratique spécifique; par exemple, les Ophites étaient des adeptes du Pouvoir du Serpent, Ophis (la Kundalini). “Archontique” désignait vraisemblablement un groupe dont la mission spéciale était d’observer les Archontes – une unité de contre-intelligence, pour ainsi dire.
Les preuves archéologiques mentionnées par Layton indiquent la présence des Gnostiques au coeur du territoire Zaddikite mais qu’en est-il des évidences textuelles, concernant les Zaddikim, dans les Codex de Nag Hammadi? La secte Juive n’est jamais nommée comme telle dans la matière Copte Gnostique mais elle est, cependant, identifiée incontestablement par d’autres références. Les Codex de Nag Hammadi contiennent trois documents qui mentionnent Jacques le Juste, le chef du mouvement Zaddikim au temple de Jérusalem: l’Apocryphe de Jean (I, 2) et la Première et Seconde Apocalypses de Jacques (V, 3 et V, 4). Ces deux Apocalypses sont des témoignages puissants de l’argumentation Gnostique à l’encontre à la fois de la théologie Juive et de la théologie Chrétienne. Dans la Première Apocalypse de Jacques, un révélateur Gnostique instruit Jacques, le chef de file des Zaddikim, selon les identités codées dans les manuscrits, quant aux illusions Archontiques de la religion Juive! Le révélateur avertit Jacques que «Jérusalem est la demeure de nombreux Archontes» (V, 3, 25-18). Ainsi que nous l’avons expliqué ci-dessus, les Gnostiques considéraient les Archontes comme une espèce intrapsychique extra-terrestre, la source d’une intrusion subliminale qui dévie l’humanité de son cours propre d’évolution. L’interception Archontique de l’humanité fut initiée durant la rencontre entre Abraham et Melchisédech, le moment fondateur de l’histoire Juive de la rédemption. Il n’est nul besoin de préciser que c’est une conception scandaleuse que d’aucuns pourraient aisément considérer comme de l’antisémitisme primaire. Prenons un moment pour éclaircir cette problématique sensible.
Les gardiens des Mystères percevaient l’humanité comme une seule race, une souche de la matrice génomique appelée l’Anthropos. Les Ecoles de Mystères étaient complètement intégrées ethniquement et racialement. Il n’existe aucune indication selon laquelle les Gnostiques étaient opposés au peuple Juif en tant que peuple. Mais ils observaient avec inquiétude le groupe sectaire qui revendiquait une distinction spécifique, en se distançant lui-même du reste de l’humanité, même s’il le faisait avec l’aspiration d’être un modèle des attributs les plus élevés de notre espèce.
L’interprétation Gnostique de l’histoire Juive rédemptionniste ne tient pas les Juifs pour responsables d’un complot destiné à contrôler le monde. Ni les anciens Hébreux, ni les Juifs, à aucun moment de l’histoire, n’ont formé une conspiration pour gouverner le monde mais il se peut qu’il y ait une conspiration pour le faire croire au monde. (C’est une autre histoire, un long chapitre dans l’histoire des Illuminati).
La matière Copte contient assurément une bonne quantité d’éléments “anti-Juifs”, mais les Gnostiques n’étaient pas intolérants des Juifs en tant que tels. Ils s’opposèrent au complexe du rédempteur, le noyau pathologique de la croyance rédemptionniste. La Première Apocalypse de Jacques affirme que «les Juifs sont exonérés eu égard à la passion de Jésus, malgré que Jérusalem soit dite être la demeure de nombreux Archontes»255. L’érudit du Gnosticisme K. W. Troger (cité ici) estime qu’un tiers du corpus Gnostique est anti-Judaïque. Ajoutons à cela les éléments anti-Chrétiens – en cohérence avec la critique du Judaïsme, parce que le Christianisme absorba et universalisa le complexe du rédempteur avec sa glorification de la souffrance comme la marque de l’élection divine, ainsi que nous l’avons vu – et nous arrivons à une bonne moitié. Dans certains textes, tel que le Second Traité du Grand Seth, la critique Gnostique de la foi Judéo-Chrétienne est telle une épée chauffée au fer blanc avec un tranchant de mépris.
Mais les Gnostiques n’étaient pas des religieux bigots. G. R. S. Mead signala que leurs ennemis, les Pères de l’Église, ne nous apprennent rien quant “aux enseignements généraux et éthiques” des Gnostiques256. Et pourquoi donc? Parce que ces enseignements étaient bienveillants, et même exemplaires, et ils ne pouvaient ni être pris en faute, ni caricaturés. Les Gnostiques ne protestèrent pas contre les aspects éthiques authentiques (pour ce qu’ils sont) des traditions Juive et Chrétienne mais contre leurs positions idéologiques fondamentales. Les initiés des Mystères étaient des Païens qui faisaient preuve d’une énorme tolérance pour les options religieuses. Mais de par leur capacité de percevoir, avec une telle acuité, au coeur de l’origine des croyances humaines, ils dévoilaient impitoyablement ce qu’ils considéraient être une illusion et une perversion.
L’instructeur Gnostique avertit Jacques le Juste que les gens de Jérusalem sont “un type d’Archontes”, c’est à dire, qu’ils sont pervertis, sur le plan du mental et des comportements, par le virus idéologique de la théologie de la rédemption. Ainsi, l’auteur de la Première Apocalypse éveille, en toute liberté, Jacques à l’argumentation contre le rédemptionnisme Judéo-Chrétien. L’homme réputé à Qumran être le modèle suprême d’un zaddik est encouragé à rechercher la sobriété de la Gnose et à rejeter la Loi de la Torah (32. 5-10). Dans ce passage et dans d’autres, les passages polémiques dans les Codex de Nag Hammadi font preuve d’intolérance à l’encontre des idées illusoires et des doctrines anti-humaines. Les Gnostikoi étaient des intellectuels Païens, à l’image d’Hypatia, et les Païens étaient fondamentalement tolérants des diverses pratiques et visions religieuses. Cela demanda une situation exceptionnelle pour faire sortir certains initiés des Mystères au grand jour et pour les inciter à protester avec véhémence contre une idéologie qu’ils percevaient comme une menace à l’encontre de la santé mentale de l’humanité.
Malheureusement, la tolérance Paienne s’avéra être un piège. Ainsi que H. L. Mencken l’observa, la tolérance est un concept beau, noble et nécessaire dans une société humaine, sauf quand elle tolère l’intolérance. Dans ce cas précis, elle va s’auto-détruire et même promouvoir sa propre destruction, parce que l’intolérance va certainement prévaloir si elle ne rencontre pas de résistance. La protestation Gnostique, à l’encontre du rédemptionnisme, impliqua une bataille de mots, un débat intellectuel passionné mais elle ne pourvut ni les moyens ni la stratégie permettant aux Gnostiques de se protéger contre une violence réelle. Le Christianisme hérita de la mission militante inachevée par les Zaddikim: la destruction de ceux de Seth. La tolérance intellectuelle et spirituelle du monde Païen contribua grandement à sa propre chute.
Guerre Spirituelle
Dans sa préface de l’ouvrage “Dharma Gaïa”, un compendium d’essais sur le Bouddhisme et l’écologie, le Dalaï-Lama écrit: «La Terre, notre Mère, nous dit d’agir avec sagesse». On pourrait ajouter que la Terre peut également nous enseigner comment agir avec sagesse. Cela a été, de tous temps, la vision de la “moralité vernaculaire” ainsi que Edward Goldsmith l’appelle dans son ouvrage “Le Tao de l’Écologie”, un texte fondateur de l’éthique Gaïenne. «Il est important que nous pardonnions la destruction du passé et que nous reconnaissions que c’est le fruit de l’ignorance» conseille le Dalaï-Lama257. Peut-être, mais le pardon vis à vis de la perpétration passée à l’encontre de la Nature, et des modes de vie orientés vers la Nature, ne doit pas nous faire oublier les perpétrateurs et leur héritage et ne doit pas nous laisser tolérer leur programme encore présentement à l’oeuvre. Le plaidoyer visant à la réconciliation avec les malfaiteurs implique toujours le risque que la morale rédemptrice va de nouveau prévaloir, en donnant un avantage aux malfaiteurs sur ceux qu’ils molestent. La tolérance vis à vis des croyances est une chose, la tolérance vis à vis de l’imposition sociale des croyances en est une autre. La tolérance Païenne a failli dans le second cas.
La “bio-spiritualité” et la “moralité cosmique” proposées dans l’ouvrage “Dharma Gaïa” devront être défendues par des “amants-guerriers” dédiés à l’harmonie planétaire, ainsi que Gary Snyder les appelle. Chögyam Trungpa a également évoqué le “chemin du guerrier” en tant que voie de l’illumination moderne «pour reconnaître, toujours et toujours, dans chaque moment de notre expérience particulière… la possibilité inconditionnelle de faire confiance à notre propre coeur… et la manifestation de la bonté fondamentale dans le présent vivant.»258 L’institution des Mystères manquait d’une classe de guerriers, comparable par exemple à la tradition Shao Lin du Bouddhisme Chinois. Il semble que les Telestai enseignèrent de nombreux arts, mais pas les arts martiaux. Par conséquent, les initiés Païens furent incapables de se défendre eux-mêmes et leurs traditions, de la violence. Ils étaient puissants de par leurs connaissances mais leurs connaissances privilégiées ne protégèrent pas leurs vies ou les institutions d’enseignements qu’ils fondèrent. Ils succombèrent sous l’assaut d’individus impulsés par leur foi qui n’hésitaient pas à faire usage de la violence pour imposer leurs convictions.
L’éthique Gaïenne n’est pas une invitation à la foi en Dieu mais à la foi en l’espèce humaine. La foi peut être diabolique quand elle est investie dans des croyances qui aveuglent l’humanité à sa nature et qui font obstacle au génie inné de notre espèce. Si elle dénie la divinité de la Terre, la foi peut être létale pour la survie humaine. Elle peut être la servante, en souffrance permanente, de la violence. L’humanité possède un legs sacré enraciné dans Gaïa-Sophia, un héritage qui implique une responsabilité pour protéger la vie, incluant la vie non-humaine, et de rendre le monde hospitalier pour ce que la vie seule sait.
Les gardiens des Mystères enseignèrent que cardia gnosis, l’intelligence du coeur, est notre héritage divin. C’est le pollen de vie de la Divinité, du Plérome, fertilisant la matrice sublime de Sophia. L’idéologie religieuse a été l’impulsion fondamentale dans la longue campagne de violence de l’humanité à l’encontre de la biosphère, l’habitat même offert pour notre survie. Personne, à ce jour, n’a soulevé cette problématique avec autant de courage et de lucidité que les Gnostiques.
De nos jours, on peut encore ressentir les courants profonds qui nourrissent l’intelligence innée du coeur mais en raison de sa forte tonalité anti-religieuse, le coeur du message de la Gnose se heurte à une résistance considérable. Dès qu’il est dit que le Gnosticisme était “anti-Juif” et “anti-Chrétien”, les lumières passent au rouge et les portes blindées de deux mille années de conditionnement négatif se referment avec fracas. Comment le message Gnostique pourrait-il contenir quoi que ce soit de valable s’il était dirigé à l’encontre du plus parfait message que le monde ait jamais entendu? Pour la plupart des croyants fervents, des théologiens avertis aux fidèles de tous les jours qui n’ont presque aucune idée du contenu de leur foi, le fait d’être anti-Chrétien revient quasiment à être anti-humain. De plus, l’accusation d’être anti-Juif aggrave la charge de l’inhumanité de l’anti-sémitisme. Tout cela contribue à l’image négative du Gnosticisme et des Gnostiques.
Les Gnostiques perçurent le danger suprême de la démence religieuse provenant de la marge extrémiste de la religion Juive, à savoir des Zaddikim, et non pas du peuple Juif dans son ensemble. Cependant, la communauté entière des Juifs fut prise dans ce drame de guerre spirituelle glorifiée dans le Manuscrit de la Guerre. Suivant la formule Perse de dualité de source unique, les Zaddikim s’identifièrent aux Fils de la Lumière en conflit avec les Fils des Ténèbres. Ils adhérèrent à une doctrine secrète fondée sur l’autorité supra-naturelle de Melchisédech, une doctrine qui les fit se retourner contre leur propre peuple et contre le monde dans son ensemble, mais qui leur donna, cependant, une revendication exclusive et suprême à un châtiment global – une “solution finale” pour toute la race humaine. Bien que leur système de croyance fût chargé jusqu’à la gueule de haine, de vengeance et de rage génocidaire, il devint le germe pour le message universel de l’amour de Dieu prêché dans le Christianisme.
Pour être plus exact, un message illusoire d’amour divin occulta et transmit le germe génocidaire.
En termes épidémiologiques, le Christianisme fut le vecteur pandémique pour le virus idéologique du système de croyance des Zaddikim. Le vecteur devait être introduit quelque part, à une époque et dans quelque environnement culturel. Les Gnostiques déterminèrent que l’anomia émergea dans l’expérience religieuse primitive des Hébreux, suivant la séquence complexe d’événements décrits dans la première partie de cet ouvrage. Au fil des siècles, le patriarcat muta en un système religieux fondé sur les quatre composantes du complexe du rédempteur.
Le noyau sulfureux et pathologique de ce complexe est la terreur, terreur devant dieu le père qui crée le monde et en dirige la destinée; terreur pour ceux qui suivent le plan du Seigneur et ceux qui ne le suivent pas; terreur pour la victime innocente tourmentée et dominée par le perpétrateur; terreur pour les perpétrateurs qui seront pris et punis par Dieu; terreur imposée par les perpétrateurs qui réussissent triomphalement à prévaloir au nom de Dieu; terreur pour le monde entier plongé, sans qu’il puisse y échapper, dans une guerre Zoroastrienne entre la Lumière et les Ténèbres; terreur qui pousse l’humanité vers une solution finale, la démence létale d’une espèce qui s’acharne à s’auto-détruire.
La croyance selon laquelle le monde peut être sauvé en le détruisant caractérise la théologie de l’annihilation (un terme proposé dans le chapitre 3). Inscrite dans le programme apocalyptique des Zaddikim, cette croyance fut enchassée dans l’Apocalypse de St Jean le Divin. La vision fanatique, de Jean, d’un holocauste planétaire conclut le Nouveau Testament, la bonne nouvelle de la rédemption de Dieu réalisée au travers de Son Fils, qui convie allègrement tout un chacun “à aimer son prochain”. L’Apocalypse est une conclusion relativement troublante au message de l’amour divin. Dans sa monographie fascinante sur l’Apocalypse, D. H. Lawrence captura l’esprit assoiffé de pouvoir du rédemptionnisme.
«La volonté de la communauté des Chrétiens était anti-sociale, presque anti-humaine, révélant dès ses origines un désir frénétique pour la fin du monde, la destruction de l’ensemble de l’humanité; ensuite, lorsque cela n’advint pas, une détermination sinistre à éradiquer du monde toute maîtrise, toute noblesse et toute la splendeur humaine en ne laissant que la communauté des saints comme négation finale de la puissance, et comme puissance finale.»259
Les Gnostiques et les initiés des Mystères vivaient paisiblement à Jérusalem et au Levant durant de nombreux siècles. De tous les gens de cette époque et de cet environnement, ils étaient les plus qualifiés pour détecter les dangers de la vague déferlante de l’apocalytisme Juif. Experts en théologie et en argumentation dialectique, ils étaient capables de réfuter les croyances fanatiques mais incapables de se protéger eux-mêmes de la violence induite par ces croyances. Et ils n’avaient pas non plus recours aux pouvoirs établis. Non seulement les Gnostikoi étaient apolitiques, à l’image d’Hypatia, mais ils se restreignaient délibérément de toute implication dans la politique afin de se distancer d’un autre type d’initiés, les Illuminati, qui avaient été mêlés aux jeux de pouvoirs théocratiques et patriarcaux depuis leurs origines.
Il se peut qu’Hypatia manqua de prudence en commentant une problématique politique mineure à Alexandrie et en s’offrant comme civle à une foule déchaînée de Chrétiens contrôlés à distance par Cyril, l’évêque de la cité. Au travers de tout le monde classique, les instructeurs des Mystères étaient auréolés d’une grande autorité à cause de leurs enseignements, de leur implication dans la vie culturelle et artistique, et de leur gestion des guildes d’artisans mais leur prestique spécial dépendait également du fait qu’ils se tenaient au-dessus et au-delà de la politique. Ils étaient impuissants à l’encontre des mêmes maux que la religion impose au monde d’aujourd’hui: terrorisme, violence sectarienne, jihad, apocalypse, châtiment divin, théologie de l’annihilation, se manifestant par des actes fanatiques de guerre spirituelle réalisés par une poignée d’individus désireux d’aller jusqu’à l’extrême de leurs croyances et soutenus par la collusion aveugle d’un plus grande nombre d’individus décents mais passifs qui partagent les mêmes croyances.
Le Bon Berger
Les Gnostiques n’étaient pas anti-Chrétiens dans le sens d’être opposés à l’amour, à l’altruisme, à la gentillesse envers autrui, à la charité, à la compassion envers les pauvres et les déshérités, à la révérence pour le Divin, et autres prétendues vertus Chrétiennes. Mais il nous faut poser la question suivante: “ces valeurs sont-elles réellement l’apanage du Christianisme ou des autres religions Abrahamiques?” Elles sont communément revendiquées comme étant les attributs spécifiques au Peuples du Livre mais la supercherie de cette revendication est criante. Elle ignore les preuves historiques du contraire, occulte l’humanisme transcendant de l’Orient, écarte le sens de l’humanité déjà exprimé dans de nombreuses autres traditions, plus particulièrement parmi les peuples premiers et Indigènes, et méprise le témoignage magnifique de spiritualité dont sont empreints les écrits Gnostiques, qui furent presque totalement détruits par les fanatiques Chrétiens.
Les Gnostiques furent accusés d’arrogance parce qu’ils affirmaient avoir un accès direct à la Divinité par lequel ils évoquaient le noos, l’intelligence divine, non pas une essence-âme déifiée. Mais cette arrogance, si tant qu’elle ait existé, peut-elle avoir été pire que l’attitude vertueuse des croyants arrivistes qui les assaillirent avec une furie vengeresse et meurtrière? Quant à l’arrogance Gnostique perçue, elle peut avoir simplement été due à leur adhésion à un enseignement des Mystères concernant l’Anthropos, ou pour être plus précis, à leur incarnation de cet enseignement260. La doctrine de l’Anthropos (ainsi que les érudits l’appellent) était au coeur du message Gnostique pour l’humanité. Leur auto-désignation, “la race debout” suggère qu’ils se tenaient droits en tant que représentants de l’humanitas authentique, et non pas de zaddik, le faux idéal de la perfection humaine. En Asie, la doctrine de l’Anthropos fut reflétée dans l’image du Bodhisattva qui émergea dans le Bouddhisme Mahayana aux environs de 150 EC au moment même où les Gnostiques sortirent au grand jour pour s’opposer aux premiers idéologues Chrétiens.
A l’aube de l’Age des Poissons, les initiés Païens du Proche Orient durent faire face à un défi sans précédent: comment présenter l’Anthropos, de façon publique ou populaire, de telle sorte à contrer la populatité croissante du rédempteur Chrétien, l’homme/dieu, Jésus/Christ. Alors que la nouvelle religion de la rédemption divine étendait son aire de puissance, les gardiens des Mystères se demandèrent comment propager le concept mystérieux de l’Anthropos. Réfléchissant en fonction d’orientations mythologiques, les Gnostiques Syriens d’Antioche décidèrent qu’un personnage très aimé de la mythologie de l’antique Moyen Orient, Tammuz, serait un remplacement adéquat de l’Anthropos, l’Humanité Authentique. Tammuz était le berger divin, un amoureux de la Grande Déesse, Ishtar, l’équivalent Grec d’Aphrodite. Mais, de par la suppression de la religion de la Déesse sous le patriarcat, Tammuz avait sombré dans une relative obscurité et son identité Païenne avait été recouverte d’un tabou. La cellule d’Antioche envisagea de le réintroduire sous les apparats “du bon berger” renommé Hermas.
Certaines représentations d’Hermas ont survécu. Elles montrent un jeune homme, fort mais aimable, souriant largement, debout avec un agneau en travers de ses épaules. Cette image n’est pas originelle à la cellule d’Antioche261. On peut en retrouver le prototype dans Hermes Kriophoros, le porteur du bélier, une ancienne divinité des Pélagiens, le peuple Indigène pré-Hellénique du Pélloponèse262. Mais les initiés altérèrent le personnage originel en remplaçant le bélier par l’agneau. Cela devait être le symbole choisi pour refléter l’humanité à l’Age des Poissons.263
Le personnage Gnostique d’Hermas, envisagé par la cellule d’Antioche, ne vit jamais le jour car il fut habilement co-opté par un groupe proto-Chrétien de la même cité. De nouveau encore, la contre-imitation entra en jeu. Vers 150 EC, la congrégation d’Antioche, le premier groupe connu à s’auto-désigner comme Chrétiens (Actes 11:26) publia un ouvrage appelé “le Berger d’Hermas”, attribué au frère de Pius, alors évêque de Rome. Ce document Chrétien primitif fut inclus dans le canon Muratori, une liste de livres canoniques datant du 3ème siècle. On le trouve également dans certaines versions du Nouveau Testament, tel que le Codex Sinaïtique. Le Berger d’Hermas est une vague allégorie surchargée de préceptes pompeux et totalement étrangère à l’esprit Gnostique. Les érudits soulignent que la christologie qu’il contient est spécifique dans la mesure où elle ne s’accorde pas avec le Nouveau Testament. En fait, Hermas est étroitement identifié à l’Esprit Saint, la Sophia Divine des Gnostiques, en cohérence avec l’intention originelle des initiés Gnostiques. Cependant, le bon berger fut complètement dénaturé dans cette fiction bigote. L’Evangile de Philippe rapporte la protestation des Gnostiques eu égard à ce stratagème:
«Tous ceux nombreux qui s’opposent à la vérité et qui sont des messagers de l’erreur vont attaquer de leur erreur les pensées pures des Révélateurs… Ils créent une imitation au nom d’un homme mort qu’ils ont appelé Hermas, le premier-né du vice, afin que la Lumière existentielle ne puisse pas être reconnue par les médiocres». (Codex de Nag Hammadi, II, 3 , 77-78.)
Cet acte de cooptation a du grandement désespérer les initiés qui savaient fort bien que quiconque ne pouvait pas percevoir l’erreur dans le personnage de Jésus/Christ, le substitut Archontique pour l’Anthropos, ne pourrait sûrement pas percevoir la tromperie délibérée dans Hermas.
En fin de compte, le symbole qui vint à refléter l’humanité, et à transmettre le message d’amour divin, fut un instrument de torture.