Chapitre 4. Le Culte du Juste

La ferveur rédemptionniste qui balaya toute l’Europe, à l’aube de l’ère Chrétienne, n’émergea pas de la conscience collective des divers peuples Indigènes qui y demeuraient. A l’instar de l’arrivée des colonialistes Européens dans le Nouveau Monde, cette ferveur se caractérisa par une intrusion unique, et sans parallèle, sur des terres natives. Les érudits aiment à comparer le Rédempteur Chrétien avec des dieux Païens tels que le Nordique Baldur, un “shaman aux arbres pendus” qui descendait dans le Monde Inférieur, ou Aengus, le dieu solaire de l’amour dans la mythologie Irlandaise; mais de telles comparaisons sont profondément perverses. Le Rédempteur de la Foi Judéo-Chrétienne n’existait pas dans les mythologies des peuples dont la participation au monde naturel était exempte d’un sens du péché. La vie psychique et imaginative des Indigènes Européens n’abritait rien de semblable au personnage surnaturel du Sauveur Divin qui allait se manifester dans la lointaine Palestine.

 

Celui qui est Oint

A l’image de la variole amenée, par les colonialistes Européens, dans le Nouveau Monde, l’idéologie de la rédemption amenée de Palestine, une fois qu’elle se fût étendue à toute l’Europe, affecta une large diversité de peuples qui ne possédaient pas d’immunité naturelle leur permettant de s’en défendre. La nature extraterrestre de cette idéologie (la “théologie de la croix”, tel que la libellent les érudits) fut patente dès ses origines car le complexe du rédempteur Palestinien naquit au Proche-Orient sous des circonstances exceptionnelles et il muta étrangement. Depuis sa création, le noeud du complexe qui donna naissance au Christianisme fut un hybride bizarre concocté à partir d’éléments anormaux qui n’étaient pas naturels à la culture dans laquelle ils émergèrent et fusionnèrent. En bref, le complexe fut exactement ce que les théologiens Gnostiques, telle Hypatia, avaient averti qu’il serait: un cas d’anomia, de déviance. On trouve le terme Grec anomou dans l’Apocryphe de Jean, et dans d’autres textes des Codex de Nag Hammadi, en référence aux systèmes illusoires dans la psyché humaine. Les érudits traduisent généralement anomou par “dépravation”, le terme exact utilisé par Pline le Jeune pour décrire la foi rédemptionniste. La traduction littérale serait “déviante”.

Comme nous l’avons souligné dans le premier chapitre, le complexe du rédempteur possède quatre composantes: la création du monde ex nihilo par le dieu mâle créateur; la sélection des quelques justes pour accomplir le plan divin; la mission du fils du créateur (le messie) dans ce plan; et le jugement final apocalyptique dans lequel le monde est détruit afin que les justes puissent être sauvés lors de l’accomplissement du châtiment divin. La première composante, la création du monde par un dieu mâle créateur, peut se retrouver dans de nombreuses variations de par le monde mais le mythe biblique diffère des autres scénarios de création par son exclusion d’une divinité féminine. Cette exclusion est un facteur saisissant, c’est le moins que l’on puisse dire. Les érudits reconnaissent, de nos jours, l’effort soutenu que cela demanda de produire et d’imposer une narration sacrée focalisée sur une divinité mâle n’ayant pas de contrepartie femelle.

Certains des éléments, mais pas tous, de ce complexe quadripartite peuvent être perçus dans le développement du patriarcat. Un système politique, dont les origines remontent à la Mésopotamie aux alentours de 3500 avant EC, le patriarcat assuma un profil religieux distinct dans la légende d’Abram, le fils d’un prêtre Sumérien d’Ur. Abraham, comme il en vint à être connu, est le patriarche fondateur des religions rédemptionnistes conventionnelles, le Judaisme, le Christianisme et l’Islam. Quels que fussent les facteurs complexes qui présidèrent à son émergence, le patriarcat dans le Moyen Orient fut formulé au sein du système de contrôle social de la théocratie, du gouvernement par les dieux ou par les descendants des dieux. Le patriarche Abraham n’a jamais été déclaré divin, bien sûr, mais au fil du déroulement de la narration biblique, la mutation théologique déviante de la divinité humaine se manifeste progressivement.

Dans la théocratie du Moyen Orient, un roi d’origine divine prétendait être un représentant souverain des divinités sur Terre. Il était un reflet humain, sans en être une incarnation au sens littéral, de la divinité tutélaire de la nation et de la culture qu’il dirigeait. En Egypte, où la royauté sacrée était hautement évoluée, les pharaons étaient considérés comme des “dieux vivants” aux yeux de la population mais leur statut était appréhendé de manière différente par les prêtres et les hiérophantes qui contrôlaient les lignées de reproduction pharaoniques et qui structuraient les générations exponentielles des Ramses, Amenhoteps, Thutmoses et autres. Pour les hiérophantes qui étaient leurs “mentors”, les pharaons humains étaient chargés de jouer le rôle rituel des divinités dont ils portaient le nom. Il n’est nul besoin de préciser que la ligne de démarcation entre le jeu de rôle et l’identification littérale n’était pas toujours aisée à définir, ou à maintenir, mais le rôle du théocrate était ultimement dédié plus à agir au service des dieux qu’à agir comme les dieux. La mission du pharaon, et des personnages-clés de la théocratie, au Proche-Orient, était de diriger le petit nombre des justes, l’élite gouvernante qui faisait respecter la volonté divine dans la société humaine. Le roi était considéré comme un “messie”, un mot dérivé du terme Hébraïque mashiah, qui signifie simplement “celui qui est oint”. Ainsi, les trois premiers éléments du complexe du rédempteur se combinaient dans le personnage du régent divin, mais pas le quatrième.

Originellement, l’acte d’oindre ne véhiculait pas une prétension à la divinité. C’était un rite séculaire d’ordination et rien de plus. De par la traduction de mashiah dans le mot Grec christos, le statut royal et strictement humain du messie devint associé avec la divinité. Cette anomia, cependant, ne procéda pas purement d’un coup de chance linguistique. Lorsque Constantin imposa le vote en faveur de la divinité du Christ, au Concile de Nicée en 325, il s’assura que la volonté politique de l’Empire Romain serait fondée par l’autorité divine. Ce faisant, il adopta les doctrines de Paul, un Juif Hellénisé de Syrie, le premier idéologue à affirmer résolument la divinité “du Christ”. Et, encore une fois, quelque chose de déviant était en gestation. L’assertion de Paul est déviante, anormale, totalement inconnue à la fois de la théologie Juive et de la théologie Païenne de son époque. (Les empereurs qui se réclamaient de la divinité ou “d’inspiration divine” se complaisaient simplement dans une auto-gratification, caractéristique de l’hystérie narcissique de l’Age des Poissons. Ils tentaient, également, en vain, de rivaliser avec les initiés des Mystères qui, selon les rumeurs, étaient en quelque sorte déifiés par leurs pratiques secrètes).

L’origine de la divinité humaine dans la théologie de Paul (ainsi que dans celle de Jean) n’a jamais été adéquatement explicitée mais on peut, sans doute, le faire en remontant aux sources les plus profondément occultes du complexe du rédempteur Palestinien.

Dans les temps pré-patriarcaux, le rite de l’onction était accompli au cours du hieros gamos, l’accouplement sacré du prétendant à la royauté avec une prêtresse au service de la Magna Mater, la Grande Mère. Le patriarcat en adopta une forme distincte et dominante alors que la prêtresse en était éliminée. Cette transition fut longue et difficile au Proche Orient et elle ne fut jamais réellement achevée en Europe jusqu’à l’émergence du Christianisme. La gestation ardue et longue du patriarcat s’étendit d’environ 4200 avant EC, lorsque les invasions Indo-Européennes de l’Europe commencèrent, jusqu’à 1800 avant EC, l’époque d’Hammurabi, le législateur, et du patriarche biblique Abraham80. Progressivement, le choix du nouveau roi et les rites de consécration (royauté sacrée) en vinrent à être exclusivement contrôlés par des hommes, pour des hommes.

 

Un Roi Juif

Le mythe monothéiste, à créateur mâle unique, de l’Ancien Testament possède quelques précédents en Mésopotamie, la terre dont Abraham émigra. Dans la théocratie, l’organisation politique de la société était un reflet de l’ordre cosmique. S’il n’existait qu’un seul dieu au ciel, il ne devait y avoir qu’un régent souverain unique sur Terre. Cette formulation avait force de vérité dans des contrées lointaines telles que la Chine, le Pérou et la Polynésie, tout autant qu’au Moyen Orient. Mais la théocratie assuma une forme particulière et atrophiée – nous avons, ici, de nouveau l’anomia, la mutation déviante – dans la vie religieuse des anciens Hébreux.

Avec la seconde composante du complexe du rédempteur, à savoir la mission des quelques justes d’accomplir le plan du créateur, il se manifeste une transition du mythe à l’histoire, ou à la pseudo-histoire, telle qu’elle est consignée dans l’Ancien Testament, une fiction sacerdotale ponctuée, de manière aléatoire, de quelques éléments historiques vérifiables. L’événement décisif dans l’histoire sacrée des anciens Juifs se retrouve dans Samuel:

«Alors tous les anciens d’Israël s’assemblèrent, et vinrent auprès de Samuel à Rama. Ils lui dirent: Voici, tu es vieux, et tes fils ne marchent point sur tes traces; maintenant, établis sur nous un roi pour nous juger, comme il y en a chez toutes les nations.» (1. Samuel 8: 4-5).

La phrase-clé est ici «comme il y en a chez toutes les nations». Les historiens de la Bible datent le patriarche Samuel à environ 1100 avant EC, soit huit cent années après Abraham. Depuis l’époque des premiers patriarches, la communauté Israélite avait été dirigée par un concile des ainés, appelés des juges, qui étaient étroitement conseillés, pour ne pas dire contrôlés, par une classe sacerdotale héréditaire. C’était une société patriarcale avec un fort élément sacerdotal mais ce n’était pas une théocratie comme “chez toutes les nations” de l’antique Proche-Orient. A l’époque de Samuel, la foi dans le dieu paternel Jéhovah déclinait mais «Tout Israël, depuis Dan jusqu’à Beer Schéba, reconnut que Samuel était établi prophète de l’Éternel» (1. Samuel. 3: 20). Comme Samuel s’approchait de la mort, les ainés de la communauté, agissant, semble-t-il, sous l’influence de l’insécurité spirituelle, lui demandèrent d’établir un roi pour Israël comparable aux rois des nations voisines. Lors de cet événement unique et décisif, la monarchie fut adoptée par les Hébreux. Cette évolution fut si extraordinaire que Mircea Eliade écrivit: «La monarchie est interprétée comme une nouvelle alliance entre Yahvé et la dynastie de David, une continuation de l’alliance du Sinaï. C’est dans cette valorisation d’une institution étrangère comme un nouvel acte d’histoire sacrée que nous pouvons apprécier l’originalité de l’idéologie Israëlite de la royauté».81

La monarchie était, comme le souligne Eliade, une “institution étrangère” pour les Hébreux. Son adoption marque un point de départ crucial pour ce peuple, et, assurément, pour l’humanité dans son ensemble. Les conséquences de ce “nouvel acte d’histoire sacrée” seront capitales mais lentes à se développer. Cela va demander un autre millier d’années pour que “l’originalité de l’idéologie Israëlite de la royauté” se déploie, mute encore plus et acquiert une expression finale dans le Rédempteur Divin du Christianisme.

Le roi Juif fut appelé par le titre honorifique de “Fils de Dieu” qui n’était pas destiné à désigner une divinité incarnée. L’érudit des Manuscrits de la Mer Morte, Geza Vermes, explique:

«En Hébreu ou en Araméen, “fils de Dieu” est toujours employé figurativement comme une métaphore pour un enfant de Dieu tandis qu’en Grec adressé à des Chrétiens issus des Gentils, élevés dans une culture religieuse emplie de dieux, de fils de dieux et de demi-dieux, l’expression du Nouveau Testament tendait à être comprise littéralement comme “Fils de Dieu”, épelé pour ainsi dire avec une lettre capitale, c’est à dire comme quelqu’un de la même nature que Dieu.»82

La notion de divinité humaine était, et est encore, complètement étrangère à l’expérience religieuse Juive. O combien ironique que la version Juive de la royauté sacrée muta dans le personnage du Rédempteur Divin, le Christ. Le premier roi Juif fut Saül, un homme tourmenté qui se suicida à la suite d’une grave dépression et sa rencontre étrange et perturbante avec une shamane, la sorcière d’Endor. Ses successeurs furent David et Salomon qui assumèrent la fonction royale avec plus d’habileté. Ces deux personages bibliques sont réputés avoir conservé des liens étroits avec la religion de la déesse Cananéenne personnifiée dans Asteroth, la déesse-arbre. Dans tout l’Ancien Testament, les enfants d’Israël sont admonestés par Yahvé «parce qu’ils se prostituent avec des dieux étranges» – c’est à dire qu’ils retournent vers des voies Indigènes et des cultes biorégionaux honorant la Terre. Le culte d’Astéroth en était le plus universel dans le pays de Canaan. Grâce à la découverte de l’écriture Ugarit à Ras Shamra, en Syrie, en 1928, les érudits ont été capables de reconstruire les rites et les croyances des peuples Indigènes du pays de Canaan, l’ancien nom de la terre que nous appelons de nos jours la Palestine. Il en a résulté une réévaluation massive des sources des rituels et de la théologie de l’Ancien Testament. On sait maintenant que les scribes Hébreux, qui composèrent et compilèrent  l’Ancien Testament à partir de 700 avant EC, s’inspirèrent des textes Cananéens tout aussi considérablement que des sources Egyptiennes et Mésopotamiennes. Mais comme la Terre Promise était en pays de Canaan, les Hébreux bibliques s’inspirèrent plus profondément des sources Indigènes du territoire qu’ils prétendaient leur avoir été donné par Dieu. L’amplitude de cette cooptation est stupéfiante et projette une lumière totalement différente sur l’histoire biblique:

«Quelques théologiens, après avoir étudié la mythologie Ugarit, affirmèrent être choqués par la violence et la dépravation de la religion Cananéenne. Ils la perçurent comme une forme grossière de polythéisme, “l’abomination des Païens”, dont l’extermination par les Hébreux en Palestine était un acte divin et pieux, bien que malheureusement pas assez systématique. Cette vision, sans parler du fait qu’elle soit moralement suspecte, ignore le fait que le Judaïsme fut influencée par cette religion primitive, à la fois en luttant contre elle et en s’en inspirant. De nombreuses prérogatives de Yahvé furent originellement des prérogatives de Baal et d’Eli. Daniel le Juste était un Cananéen et non point un Hébreux… La tradition Cananéenne est un ancêtre légitime de la tradition Judéo-Chrétienne».83

La Bible n’est pas sans sa part de violence er de dépravation, c’est évident. Dans ses évocations de la lutte des “Hébreux contre les Païens”, l’Ancien Testament présente une étude de cas très riche du syndrome victime-perpétrateur. La morale, les rites et les concepts théologiques Judaïques se développèrent en parallèle avec des campagnes génocidaires récurrentes en Palestine mais, cependant, les voies maudites des Païens ne furent pas aisément anéanties ou facilement déracinées du coeur des gens. Au contraire, elles furent absorbées, déguisées et perverties. Le sacrifice avorté d’Isaac par Abraham respectait une coutume Cananéenne d’infanticide. Daniel le Cananéen fut un personnage-clé dans le développement de la quatrième composante du complexe du rédempteur, à savoir la vision apocalyptique. Tout cela, et de très nombreux autres éléments de provenance Cananéenne, furent cooptés par la religion Juive et mutèrent  subséquemment selon des modes totalement étrangers à leurs origines.

 

Un Double Programme

Il n’est pas aisé de retracer la séquence erratique des événements obscurs, et souvent inquiétants, qui constituent l’histoire antique des Juifs. La Bible est rarement lue de façon neutre, sans un arsenal puissant d’attentes qui prédéterminent ce qu’on y découvre, quelle que puisse être notre disposition religieuse. Paul Shepard observa que notre vision de l’histoire est «influencée par un mode historique qui en a déjà déterminé les aboutissements», c’est à dire qui a déjà prédéterminé ce que l’histoire nous dit au sujet de nous-mêmes84. Cela est particulièrement vrai de “l’histoire sacrée” rapportée dans l’Ancien Testament. De plus, l’impact essentiellement dramatique du langage biblique tend à nous occulter les détails révélateurs.

Depuis l’époque de Samuel, la narration de l’Ancien Testament met progressivement l’accent sur le roi messianique, celui qui est oint. Ses actions vont déterminer comment la petite élite des justes sera capable de suivre la volonté du dieu paternel et d’accomplir son plan. Tout cela est très clair mais, néanmoins, cela occulte la question cruciale: qui confère l’onction? Pour que le régent oint puisse être puissant, il doit acquérir son pouvoir au travers du vecteur de l’onction. La logique de la consécration est simple: ceux qui consacrent les rois doivent être, dans un certain sens, plus puissants que ceux qu’ils consacrent. Mais plus puissants dans quel sens?

Dans les sociétés pré-patriarcales, le roi sacré était oint par une femme, une prêtresse qui représentait la Déesse, la “puissance derrière le trône” originelle. Le rituel d’onction était le hieros gamos, le “marriage sacré”. De par l’émergence du patriarcat, les rites de consécration se transformèrent de manière drastique. Pour les anciens Hébreux, cela se manifesta d’une manière clandestine et relativement étrange – ce qui n’est pas étonnant vu que la théocratie était pour eux une “institution étrangère”. Ce fut une anomia qui n’émergea pas du sein de la communauté Israélite mais qui y fut importée. Les ainés (les “juges”) qui gouvernaient la communauté étaient eux mêmes conseillés par plusieurs lignages de prêtres héréditaires portant les noms de lignées familiales: Benjamin, Levi, Aaron, etc. La royauté de Saül fut établie sous la guidance de ce clergé, avec un large consensus émanant de la communauté (1. Samuel 11:15). Cependant, peut-être parce que le premier candidat Juif de la théocratie faillit d’une manière à ce point spectaculaire et misérable, lorsque le moment vint pour David de conférer la royauté à Salomon, un événement complètement anormal se manifesta – encore une fois:

«Là, le prêtre Zadok et Nathan le prophète l’oindront pour roi sur Israël… Le prêtre Zadok prit la corne d’huile dans la tente, et il oignit Salomon. On sonna de la trompette, et tout le peuple dit: Vive le roi Salomon!» (1. Rois. 1: 34/39).

Comme cela devient clair, un peu plus tard, (bien que jamais complètement) en lisant entre les lignes de la narration biblique, le prêtre de Zadok n’appartient pas aux lignées sacerdotales héréditaires de Benjamin, Aaron et Levi. En fait, la lignée de prêtres de Zadok constitue le facteur le plus énigmatique, et le moins étudié, de la tradition Judéo-Chrétienne. Elle émerge littéralement de nulle part. Cette lignée de prêtres doit remonter, quant à ses origines, avant Abraham parce que son représentant principal fut le personnage mystérieux qui recruta le premier patriarche et qui conféra à la communauté d’Israël son identité en tant que “peuple choisi” (c’est à dire les quelques élus chargés d’accomplir le plan divin, la seconde composante du complexe du rédempteur). La tradition assume que Yahvé lui-même choisit les Hébreux mais l’agent réel de cette désignation ne fut pas le dieu paternel. Ce fut Melchisédech, le chef de la lignée des prêtres de Zadok. «Melchisédech, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était le prêtre du Dieu Très-Haut.» (Genèse 14:18).

La rencontre entre Abraham et Melchisédech, dans Genèse 14, initie la mission du Peuple Choisi. Et, ce qui n’est pas une simple coïncidence, il présente également le prototype de la Messe Chrétienne: le sacrement du pain et du vin. De plus, depuis son origine durant cette rencontre dramatique, l’application du plan divin est étroitement associée avec la violence entérinée par une puissance supérieure. Agissant comme chef de guerre des Hébreux, Abraham lance des raids contre les terres voisines de Dan et de Hobah, allant jusqu’à Damas pour aller à la rescousse de son frère Lot (Genèse 14: 12/17). Il est clair que les guerres intestines constituaient le lot quotidien à l’époque du patriarche et de nombreuses tribus s’y adonnaient avec une férocité sans fin mais, ici, le point de l’histoire est que Melchisédech confère une approbation divine au massacre: «Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, maître du ciel et de la terre! Béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains!» (Genèse 14: 19/20). Ce n’est pas simplement le divinité tribale qui entérine la victoire d’Abraham mais c’est le “plus haut” de tous les dieux. Cette prétention transcendante à la supériorité est intrinsèque au complexe du rédempteur.

Qui est Melchisédech? C’est un personnage bizarre qui apparait du bleu du ciel, et qui disparaît ensuite, mais le cours intégral de l’histoire sacrée Judéo-Chrétienne est définitivement déterminé par son apparition.

La désignation de “roi de Salem” le connecte à la région locale de Canaan où Jérusalem allait être fondée. A part cela, rien n’est connu de ses origines.85 Son nom, incorporant la racine Sumérienne melki-, “prince” ou “héritier divin” signifie “prince du juste”. L’Hébreu zedek est une variante de zadok, qui s’épelle également tsedeq, tzaddik et zaddik. Lorsqu’il est appliqué à un être humain, zaddik signifie “le juste”. Des exemples en sont Daniel le Juste dans l’Ancien Testament et Jacques le Juste, le frère de Jésus, dans le Nouveau Testament. Dans un sens plus large, le zaddik est simplement un être humain meilleur, jugé par son obéissance à Dieu, mais dans le sens strict, c’est quelqu’un qui atteint un standard de pureté et de perfection qui dépasse le potentiel humain. D’être un zaddik est la marque de supériorité transcendante qui démarque Yahvé et le positionne au-dessus de tous les autres dieux.

L’événement fondateur de la communauté d’Israël revêt une importance capitale mais il occulte un autre événement qui va se révéler, en son temps, encore plus capital: l’émergence du culte Zaddikite des justes sous Melchisédech*. La rencontre avec Abraham recouvre à la fois un objectif défini et un objectif occulte. L’objectif défini est de faire respecter le choix de Yahvé, à savoir que les Juifs le représentent auprès de toutes les nations, accomplissent son plan, un plan suprême qui dépasse tous les décrets de la destinée de par le monde. Cette proposition fantastique est éminemment claire pour de nombreux croyants mais, ainsi qu’un érudit de la bible le souligna ironiquement «O combien étrange que Dieu ait choisi les Juifs»86. Mais c’est en fait Melchisédech qui les choisit.

Au travers de toute l’histoire, tant les Juifs que les non-Juifs ont été profondément conscients de cette prétention, ou de cette vocation divine, si l’on préfére. Le fait qu’un groupe ethnique unique, parmi tous les groupes ethniques du monde, ait été choisi par le Créateur de tous afin de recevoir Sa révélation, de suivre Ses lois, d’accomplir Son plan, et d’incarner la moralité la plus élevée de toute l’humanité, est bien sûr une revendication qui est bien connue. Tant bien même que cette revendication soit aberrante dans l’expérience religieuse de l’humanité, elle est rarement remise en question. Qui plus est, la remettre en question pourrait être considéré par certains comme une attitude anti-Sioniste ou anti-Sémite; par contre, et c’est étrange, cette revendication n’est jamais qualifiée de proposition anti-humaine.

Se peut-il que l’appel de Dieu à façonner le standard le plus élevé pour l’humanité soit anti-humain? Il est clair que des Gnostiques, telle Hypatia, en étaient convaincus. Ils affirmèrent que le statut unique revendiqué par les Hébreux, et toute la concaténation de notions grandiloquentes qui l’accompagne, n’étaient qu’une ruse. Selon la vision Gnostique, le “Plan Divin” à réaliser par l’entremise du Peuple Elu et du Messie, et qui culmine dans le jour du jugement apocalyptique, n’est pas un appel à la gloire spirituelle mais une imposture grandiose et funeste.

 

Histoire de la Rédemption

Des milliards de croyants fervents, de par le monde, considèrent la Bible comme une histoire littérale et considèrent les anciens Hébreux comme un paradigme pour l’espèce humaine dans son ensemble. C’est exactement ainsi que le clergé Juif insista pour que le “Peuple Elu” considère son histoire, sa narration tribale unique. Le peuple pour lequel elle fut rédigée résista souvent au programme Zadikkite et pourtant le modèle Juif de l’histoire de la rédemption (ainsi que les érudits l’appellent) fut éventuellement adopté par une grande partie de la race humaine. Comment peut-on expliquer ce développement bizarre?

Dans la Bible, incluant les deux Testaments, les quatre composantes du complexe du rédempteur se déploient dramatiquement au fil du temps historique linéaire. L’histoire de la rédemption est enchâssée dans un système de croyances concernant la création, le péché, la sexualité, le choix divin, l’intervention extra-terrestre, la rédemption, le jugement cosmique, le châtiment et la résurrection. Tel est le script directeur de la civilisation Occidentale. (Avec l’Islam, la mutation médiévale du complexe du rédempteur, le script se modifie, reflétant une dévaluation encore plus profonde de la condition humaine que celle que l’on peut percevoir dans le concept Judéo-Chrétien de la “Chûte”; néanmoins, les quatre composantes essentielles du complexe restent les mêmes).

Quiconque s’identifie avec l’histoire adopte les croyances qu’elle véhicule, même sans être conscient du processus. Comme le comportement humain est impulsé par des croyances, l’histoire rédemptionniste assume une énorme puissance pour déterminer l’expérience personnelle et même façonner le cours de l’histoire elle-même. De nombreux croyants sont convaincus que cette histoire est littéralement véridique, présentant la preuve même que Dieu est activement impliqué dans les affaires humaines tandis que d’autres y trouvent une vérité allégorique et symbolique sans éprouver le besoin de l’assimiler à des faits réels. Cependant, dans aucun des cas, les croyants ne remettent-ils en question la vérité essentielle ou le bon sens de l’histoire rédemptionniste.

Confrontés à l’histoire de la rédemption, il est difficile de préciser ce qui en est le plus ridicule: le scénario et la finalité consignés dans le script ou la croyance massive qu’elle a inspirée. Le “Plan Divin” est tellement étranger à la sagesse Indigène, tellement aberrant pour l’accompagnement social, que ce soit en termes spirituels ou en termes de survie, tellement contraire aux inclinations morales innées de l’humanité, que son acceptation par des milliards d’individus, au fil des âges, dépasse l’entendement et paralyse l’imagination. Comme il est devenu le script dominant dans la psychohistoire de notre espèce, il existe une tendance universelle à assumer qu’il doit être véridique, d’une manière ou d’une autre, sur un plan ou sur un autre. Mais le seul fait d’accepter une quelconque notion ou croyance est-il garant de sa véracité? Dans le cas de l’histoire rédemptionniste, le fait que tant d’individus l’aient embrassée, et l’embrassent encore, occulte une vérité essentielle: des croyances qui seraient rejetées et ridiculisées, si elles n’étaient soutenues que par une secte de quelques centaines d’adeptes, deviennent sacro-saintes et incontestables lorsqu’elles sont soutenues par des millions.

Selon la critique Gnostique de la religion Judéo-Chrétienne, le triomphe de l’histoire rédemptionniste n’est pas dû à quelque vérité indéniable qu’elle recelerait mais bien plutôt à sa puissance illusoire voilée. Elle opère comme une fixation obsessionnelle qui saisit la conscience collective, comparable à ce que Wilhelm Reich qualifia de Massenpsychosen, de psychose de masse. Dans son ouvrage “La Psychologie de masse du fascisme”, Reich montre comment les comportements mystiques et militaristes (ou fascistes) «enracinés dans la structure de caractère mâle autoritaire» se fondent ensemble dans les obsessions religieuses communes au National Socialisme, au Sionisme et au Catholicisme. Dans son analyse de «l’idéologie passive de la souffrance dans toutes les religions authentiques», il révèle comment l’insistance irrationnelle sur la valeur rédemptrice de la souffrance (“la plaie émotionnelle”) conduit la société, la tête la première, vers le conflit et la démence.87

En parallèle à l’analyse de Reich, les Gnostiques perçurent dans le programme rédemptionniste, qui émergea en Palestine après 150 EC, un système de croyance trompeuse qui dévie l’espèce humaine de son vrai potentiel. Tel était l’avertissement proféré par les mystiques et les théologiens avertis des Mystères, des hommes et des femmes dont la discipline leur permettait d’évaluer des concepts idéologiques et théologiques avec une vision pénétrante et une rigueur critique. Les peuples de l’Europe, qui allaient éventuellement succomber à l’assaut du rédemptionnisme, ne possédaient pas de telles facultés critiques. Ce n’est pas qu’ils étaient dépourvus d’intelligence, ou qu’ils étaient mentalement inférieurs aux dominateurs, mais ils manquaient assurément des défenses intellectuelles requises pour résister au complexe du rédempteur. Les Gnostiques en Egypte, au Levant et au Proche-Orient maintinrent une ligne cruciale de défense jusqu’à leur destruction par les partisans du système illusoire qu’ils tentaient de dévoiler. Eu égard à l’antique origine de leur mouvement, il est probable que les Gnostiques avaient été en mesure d’observer le programme rédemptionniste sur du long terme, jusqu’à son événement fondateur*.

 

Evénement Fatal

La désignation rituelle d’Abraham, par Melchisédech, de conduire le Peuple Elu (Genèse 14) pourvoit Yahvé d’une représentation humaine sur Terre, mais elle fait plus. Elle met en place la communauté humaine nécessaire à un programme de culte déterminé par des prérogatives occultes et surnaturelles. La communauté Israélite constituait le berceau du culte. Elle fut le prétexte pour le culte qui l’habitait secrètement, ou mieux qui l’infectait, tel un virus.  En bref, la communauté d’Israël ne fut pas créée exclusivement pour servir le plan du dieu paternel. Elle fut également destinée à servir d’hôte pour le mouvement centré sur Melchisédech, le régent sans âge du culte Zaddikim dont l’idéologie apocalyptique, et impulsée par la haine, se retrouve dans les Manuscrits qui furent découverts près de la Mer Morte en 1947. Zaddik est à la fois un concept moral et métaphysique impliquant une perfection surhumaine, ainsi que nous l’avons déjà souligné. Ceux qui adoptent ce standard doivent s’opposer à l’humanité dans son ensemble. Ils doivent, en effet, rejeter leur propre humanité en échange d’un idéal surhumain. C’est quelque chose que les anciens Hébreux ne souhaitèrent jamais réaliser. La plus grande partie de la communauté, qui accepta le rôle du Peuple Choisi, croyait qu’Israël pouvait être une nation exemplaire au sein du monde entier, mais non pas à part du monde entier ou contre lui. Quel est le bénéfice d’établir un exemple pour finir par s’aliéner de ceux qui pourraient en tirer profit? Et pourtant, la communauté Israélite fut sans cesse menée au conflit avec le monde de par les prérogatives transhumaines de la lignée sacerdortale secrète.

John Allegro, le plus intellectuellement indépendant des érudits étudiant les Manuscrits de la Mer Morte, détecta le double programme implicite à la mission du Peuple Elu. Dans son ouvrage  “The Mystery of the Dead Sea Scrolls Revealed”, il écrit que «ce que Dieu requérait des Juifs n’était pas l’érection d’un royaume politique sous l’égide d’un leader guerrier mais la formation d’une communauté théocratique»88. Pour être plus précis, ce que Dieu requérait n’était pas seulement l’érection d’un royaume politique, l’État Sacré d’Israël. Dieu voulait à la fois le royaume tribal et une communauté nucléaire théocratique. La seconde finalité, cependant, n’était pas destinée à être accomplie dans les efforts communautaires du peuple mais seulement dans le programme secret des Zaddikim, les plus vertueux du peuple, les ultra-vertueux.  Au travers de toute l’histoire Juive, une tension palpable d’agonie est en jeu entre ces deux éléments: le but déclaré d’établir un royaume politique Israélite pour le peuple et le but occulte d’une poignée de vertueux dont le standard de pureté surhumaine les aliénait de la communauté même qui les abritait.

En 70 EC, lorsque l’armée Romaine dirigée par Titus détruisit Jérusalem, elle engageait une action drastique et terminale à l’encontre de la déstabilisation de tout l’Empire provoquée par le nationalisme militant d’un groupuscule, la secte apocalyptique des Zaddikim. Comme ce groupe était caché au sein de toute la communauté Juive, c’est la nation entière d’Israël qui dut être anéantie afin de l’éradiquer. La puissance de l’Empire s’abattit sur la Judée et dispersa tous les Juifs, Zaddikites ou non, de la Terre Promise dans un exil qui dura des siècles.

Ils n’allaient pas y retourner jusqu’à un moment capital, l’année durant laquelle l’état d’Israël fut fondé, 1948, quelques mois après la découverte des Manuscrits de la Mer Morte.