La Puissance Ambivalente de la Compassion
C’est avec une réticence considérable que je présente une nouvelle section de la Métahistoire dédiée à une forme radicale d’activisme qui soit cohérente avec ses objectifs. La finalité de la Métahistoire est de proposer un mythe futur de co-évolution fondé sur la vision Sophianique des Mystères. Est implicite dans cette finalité la nécessité d’aller au-delà de la pathologie fondamentale de notre espèce afin qu’un chemin d’expérience symbiotique et de communion devienne possible en termes personnels, sociaux et globaux. Cependant, la situation planétaire actuelle est telle qu’il est impossible que la condition humaine puisse favoriser, ou même permettre, l’émergence d’un mythe Gaïen de co-évolution. La vision peut en être déterminée, et le mythe directeur existe pour tous ceux qui veulent le voir, mais l’accomplissement en temps réel de cette vision sera considérablement entravé tant que les comportements de division, de duplicité et de domination prendront le pas sur la compassion, la coopération et l’amour de la vérité.
Le Facteur de Rage
Que pouvons-nous donc faire? Nombreux sont ceux qui croient que de changer la condition humaine, une personne à la fois, est la manière de rediriger le cours de l’espèce humaine. Certains estiment qu’une transformation individuelle va générer un effet quantique. Dans cette optique de spéculations positives, la date du 21 décembre 2012 constitue un point focal. Certains affirment que l’amour suffit pour faire la différence et pour métamorphoser le monde. D’autres croient que le dévoilement des trois D dans la sphère sociale (division, duplicité et domination) engendrera éventuellement une force de résistance capable de les vaincre. Je ne souhaite pas énumérer les multiples variations sur ce thème qui sont certainement familières aux lecteurs.
Quant à moi, je me demande si la transformation individuelle et l’engagement dans l’amour – quelles que soient leur influence ultime en termes sociaux et globaux – peuvent influer de quelque manière, préventive ou dissuasive, sur ceux qui perpétuent la tromperie et la domination. Avons-nous des preuves qu’il pourrait en être ainsi? Personnellement, je n’en vois pas. Mais peut-être ne puis-je pas les voir.
Supposons, cependant, que la transformation individuelle soit un chemin valide mais qu’elle ne nous amène pas de solution quant à la manière de confronter et de vaincre le MAL: à savoir, ce qui s’oppose à la bonté humaine innée, ce qui oeuvre contre l’unité symbiotique de la vie et ce qui fait obstacle à la capacité de notre espèce de survivre et de prospérer. J’entends par MAL non pas un principe cosmique, qui soit en dehors ou au-dessus de nous, mais une résistance auto-destructrice qui est enracinée dans le potentiel humain et qui dénature ce potentiel – une déviance de notre potentiel qui oeuvre à l’encontre de notre capacité de vivre et d’aimer, à la fois individuellement et collectivement.
Cette sorte de mal se manifeste largement dans la sphère sociale, dans les divisions raciales et religieuses, dans la tromperie propagée par la mauvaise éducation, par les programmes autoritaires et religieux, et dans la domination générale du mental par la famille, la culture, les media et autres hiérarchies gouvernantes de l’ordre social, à savoir les Autorités.
Ne faut-il pas des mesures spéciales pour solutionner le problème du mal social? Pouvons-nous le vaincre en agissant dessus directement? Quelle sorte d’action peut-on envisager? Tout au travers de l’histoire, la révolution violente a été la réponse lorsque les maux sociaux deviennent intolérables. Prenons les exemples de la Révolution Française et de la Révolution Russe. Les maux sont directement confrontés par cette sorte de violence, certes, mais seulement pour être remplacés par d’autres maux… Et il en est de même pour la Révolution Maoïste en Chine. Cette inversion semble inévitable pour quiconque a étudié les dynamiques internes de l’histoire. Comment une Action Ethico-Rituelle peut-elle proposer quelque chose de différent?
L’Action Ethico-Rituelle propose une voie directe pour contrecarrer et pour vaincre le jeu des 3 D de la perpétration: la division, la duplicité et la domination. Je remets en question l’assertion selon laquelle ceux qui divisent, dissimulent et dominent autrui, intentionnellement, pourraient être vaincus par l’amour: à savoir en rayonnant de l’amour vers eux, en les entourant d’un champ d’amour et ainsi de suite. S’il est vrai que de telles méthodes puissent nous immuniser et produire un champ positif qui irradie vers le monde en général, elles font cependant l’impasse sur une confrontation directe avec le mal en action, à savoir avec les tendances humaines auto-destructrices qui oeuvrent au sein de la sphère sociale. Je souhaiterais également mettre en garde contre le fait que ces affirmations mirobolantes puissent constituer, dans une certaine mesure du moins, de bonnes excuses pour rester piégés dans la collusion victime-perpétrateur.
Cela étant dit, je dois insister sur le fait que je ne suis pas en train de proposer la haine comme une voie alternative de surmonter la perpétration – juste parce que l’amour (selon mon humble vision) ne serait pas à la hauteur.
La puissance à la base de l’Action Ethico-Rituelle n’est pas la haine mais la rage. Une rage altruiste à l’état pur. Une rage noire. Une rage transpersonnelle. A moins que vous ne soyez effarouchés par ce terme extrêmement chargé, prenez un moment pour évaluer la proposition suivante: la rage pourrait recéler un aspect transcendant. On pourrait même la considérer comme un facteur de générosité humaine et non pas seulement un trait négatif, destructeur ou réactif.
La Nature est empreinte de rage. Gaïa peut être une déesse enragée: il n’est que de voir la Sekhmet Egyptienne à tête de lion, pour ne citer qu’un parmi de nombreux exemples. La puissance de la rage est innée à la nature humaine et elle est prévalente dans les royaumes animaux, chez les oiseaux, chez les serpents, chez les insectes, etc. Je propose que la rage puisse être considérée comme une sorte de ressource – même une ressource morale – et non pas quelque chose qu’il faille réprimer ou condamner.
L’Action Ethico-Rituelle propose la reconnaissance de la rage pure et transpersonnelle comme une ressource permettant de confronter et de surmonter les forces qui s’opposent à la bonté innée de l’humanité et qui oeuvrent à l’encontre de l’unité symbiotique de la vie.
Les Six Royaumes
Dans le système Bouddhiste des Six Royaumes, la rage est l’attribut des Asuras ou des Titans. Les autres cinq royaumes sont les Dieux, les Humains, les Animaux, les Spectres et les Démons. Existe-t-il des dynamiques d’actions spécifiques qui soient appropriées à chaque royaume et qui permettent de confronter et de surmonter la perpétration? Cela est très possible et ce pourrait être un sujet d’exploration intéressant, pour quiconque est assez téméraire, mais ma contribution personnelle va se focaliser exclusivement sur les ressources primordiales du royaume des Titans: la rage et la générosité.
Le Bouddhisme traditionnel spécifie que les Six Royaumes sont des zones d’incarnation totalement déterminées par la karma, c’est à dire par des actions compulsives et aveugles. Les douze liens (nidanas) qui sont illustrés sur le périmètre de la Roue sont des périodes de cause et d’effet dans les cycles, sans fin, de réincarnation. Ils produisent des renaissances dans les Six Royaumes dans lesquels les actions sont impulsées éternellement par les trois poisons (dug sum) dépeints par le serpent, le coq et le porc au centre de la Roue. Les poisons sont diversement définis comme l’ignorance (le porc), la haine (le serpent) et le désir (le coq) et par d’autres variantes qui ne sont pas toujours très convaincantes… Selon mon interprétation, les poisons sont la division (le porc), la dissimulation (le serpent) et la domination (le coq).
Piégés dans les mécanismes de la Roue, les êtres vivants sont emprisonnés dans l’aveuglement du samsara, le cycle éternel de la répétition karmique.
Dans la vision Bouddhiste, toute action engagée dans la perspective de ceux qui demeurent dans les Six Royaumes ne va qu’engendrer plus de karma et qu’intensifier l’empêtrement humain dans le samsara. Je suis conscient de cette argumentation mais je remet en question la notion de karma qui n’est qu’une supposition non validée par l’évidence de l’expérience. Le karma requiert un processus complexe d’archivage et une méthode cosmique de compensation pour les actions réalisées. Sous bien des égards, il ressemble au système de punitions et de récompenses que l’on retrouve dans les religions Abrahamiques. Et ce qui est encore plus problématique: les preuves que le karma fonctionne dépendent largement de croyances en la réincarnation car la réincarnation garantit que les actions réalisées dans une vie vont porter à conséquence dans une vie subséquente.
Quant à moi, je rejette le karma bien que j’accepte la réalité de la réincarnation fondée sur mes propres souvenirs et une pléthore de preuves émanant de témoignages. En bref, je suis convaincu que la réincarnation, sous une forme ou une autre, existe parce que j’en fais l’expérience directe mais je ne perçois pas dans la réincarnation l’évidence d’un processus karmique de cause à effet. Mes propres “souvenirs de vies passées” ne font pas la preuve d’un tel processus bien qu’ils manifestent certainement des motifs récurrents et des schémas répétitifs compulsifs: des schémas de destinée, pourrait-on dire.
Et, donc, s’il n’existait ni processus karmique de cause et d’effet, ni compensation morale, ni système de récompense à l’oeuvre dans la moralité humaine ou dans l’ensemble du cosmos? Telle est la vision qu’il nous faille acquérir pour développer l’Action Ethico-Rituelle. Plutôt que de nier totalement l’existence du karma, je propose de surseoir momentanément à tout présupposé. Il se pourrait fort bien que le karma ne soit qu’une sorte de conte de fée moraliste raconté par des vieillards impuissants afin de prévenir les espiègleries des enfants… S’il en est ainsi, il n’est que temps de défier ce stratagème paternel. L’évidence de l’expérience quotidienne démontre que les perpétrateurs ne sont généralement pas punis par la société alors qu’un grand nombre d’êtres humains – de bonne composition et décents et qui ne pratiquent pas la perpétration des 3 D – sont lésés, leur vie étant totalement détruite. Je ne perçois aucune compensation, pour ces événements, qui se manifeste dans cette vie et j’ai des doutes quant à leur manifestation dans une autre vie.
Aucune Obligation de Rendre des Comptes
Ces réflexions soulèvent la problématique de la responsabilité et de l’obligation de rendre des comptes. Le karma est supposé être une sorte de processus de responsabilité par lequel ceux qui agissent avec gentillesse obtiennent ce qu’ils méritent tandis que ceux qui agissent avec méchanceté obtiennent aussi ce qu’ils méritent, à savoir le reflet ou le retour de manivelle de leurs actions. C’est du moins ce que la théorie du karma prétend…
Mais l’Action Ethico-Rituelle commence par la déclaration toute crue qu’il n’existe pas de responsabilité, qu’il n’existe aucune garantie que les perpétrateurs seront exposés ou punis. L’impunité est réelle. Nous la voyons se manifester tout le temps et dans tous les cas; alors pourquoi insister sur le fait que la responsabilité soit possible et quelque chose vers laquelle il faille tendre? Certaines personnes vont réaliser les pires actions au monde et très bien s’en sortir. C’est la réalité de la condition humaine. L’impunité est l’un des phénomènes les plus répandus dans les archives de l’Histoire, à part quelques exceptions notées en bas de page. Des exercices de responsabilité tels que les procès de Nuremberg, ou la destitution d’un président US pour cause de mensonge en rapport à une petite fellation, ne sont que des rituels théâtraux d’apaisement. Le blâme et le doigt pointé ne sont que des rituels cathartiques qui arrangent bien les perpétrateurs des 3 D parce qu’ils peuvent continuer leurs petites affaires tranquillement pendant que les individus, gentils et sains d’esprit, sont distraits par l’illusion que la condamnation de quelques perpétrateurs sacrifiés va changer quelque chose dans le déroulement global.
Et si la prise de conscience que le mal est fait ne changeait rien au fait qu’il soit fait? Montrer du doigt les perpétrateurs n’est peut-être qu’une perte de temps et qu’une frivolité vaine. Cherchons les exemples dans lesquels le dévoilement de la domination et de la dissimulation génèrent une victoire sur les perpétrateurs et une destruction de leurs oeuvres. De tels exemples existent, il est vrai, mais ils sont peu nombreux et très espacés dans le temps. Les archives de la responsabilité se caractérisent par très peu de substance et beaucoup de dossiers sans suite et de relaxes.
L’Action Ethico-Rituelle implique l’acceptation du fait brutal qu’il n’existe pas de responsabilité dans les affaires humaines à l’exception de ce qui est offert volontairement. Vous pouvez compter sur les perpétrateurs pour éviter de rendre des comptes. Ceux qui choisissent de ne pas rendre de comptes n’en rendront pas et ne seront pas tenus de le faire, point à la ligne. La responsabilité existe sûrement mais elle ne peut pas être forcée ou imposée. L’Action Ethico-Rituelle est la dynamique à considérer si nous estimons que le processus ardu d’amener les perpétrateurs à rendre des comptes est largement une perte de temps ou peut-être un jeu de tribune et d’endormissement. Les humains sont enclins à réclamer la justice, en croyant souvent qu’elle est rendue par Dieu et qu’elle est un aspect du plan cosmique. Mais s’il n’existait pas de justice dans le plan cosmique? Et s’il n’y avait aucune garantie que la justice et la vérité prévalent ultimement?
Quelle est la réponse morale appropriée dans un monde où prévaut la non-responsabilité? Pour être plus précis, un monde dans lequel la responsabilité est exclusivement de nature volontaire et dans lequel elle ne peut pas être imposée à ceux qui la refusent? Nous allons tenter d’aborder cette problématique plus profondément dans les essais suivants.