Vous êtes la Peste: Une recension du film Matrix

Dans la scène  ultime de Matrix (1999), l’Agent Smith – une entité sinistre, impassible et vêtue de noir dans le monde de simulation artificielle de Matrix – dit à Morpheus, le leader du groupe rebelle qui s’en est échappé: «Les êtres humains sont une maladie contagieuse, le cancer de cette planète. Vous êtes la Peste, et nous, nous sommes l’antidote.» 

Dans cet échange, l’Agent Smith parle au nom de ce qui l’a créé: la puissance d’IA, l’Intelligence Artificielle. Dans une autre scène où Morpheus initie Néo, une nouvelle recrue du groupe de rebelles, il dit: «Aveuglés par l’ivresse de la démesure, nous nous sommes émerveillés de notre magnificence et nous avons donné naissance à l’Intelligence Artificielle». Cette phrase résume parfaitement l’attitude de nombreux technocrates qui sont persuadés que l’évolution de la science informatique va produire des miracles bénéfiques fascinants. La confiance dans les possibilités miraculeuses de l’Intelligence Artificielle est l’une des quelques croyances technocratiques en jeu dans le scénario complexe de la trilogie Matrix. Morpheus explique à Néo, qu’il a extrait de la Matrice, qu’environ au début du 21ème siècle, la guerre éclata entre l’humanité et une race de machines engendrées par la technologie avancée de l’Intelligence Artificielle, elle-même un produit du mental humain. L’humanité, ainsi, au lieu d’utiliser l’Intelligence Artificielle pour élaborer un nouveau monde, est devenue l’esclave de sa propre invention.

Dans la trilogie Matrix, le conflit primordial se situe entre la puissance mentale des êtres humains et la puissance de l’Intelligence Artificielle qui ne fait que simuler le mental.

 

L’Homme contre les Machines

L’Agent Smith – qui n’est pas une simulation d’un être humain réel mais un duplicata humain parfait élaboré par l’Intelligence Artificielle – représente les Machines qui se sont rebellées contre leurs inventeurs. (Ce thème, bien sûr, n’est pas nouveau. Il joue un rôle central dans le film de Stanley Kubrick, “2001, l’Odyssée de l’Espace”, rédigé par Arthur C. Clarke, dans lequel HAL, un ordinateur superintelligent, se rebelle contre ses inventeurs et pirate une mission interplanétaire). Les Machines elles-mêmes sont des insectes géants horribles, munis de carapaces, de tentacules de pieuvres et de senseurs high-tech, qui pullulent comme des sauterelles au-dessus de la surface de la Terre. La planète a été détruite par la guerre nucléaire et l’atmosphère est plongée dans des ténèbres perpétuelles.

La vaste majorité des êtres humains ne naissent plus naturellement mais ils sont élevés dans des immenses banques cellulaires de cocons dans lesquels ils sont récoltés par les Machines auxquelles ils fournissent une énergie bioélectrique. Tous les corps, de ces êtres humains vivants, sont dans le coma, immergés dans un gel visqueux et monstrueusement connectés par des câbles coaxiaux à un système invisible qui simule un monde ressemblant à une vie urbaine ordinaire de la fin du 20ème siècle. Néo, qui est l’Elu prédestiné à libérer l’humanité de l’illusion de vivre dans un monde réel, doit tout d’abord prendre conscience que le monde dont il fut extrait et qu’il considéra totalement réel est en fait une «simulation neuronale interactive que nous appelons la Matrice».

Matrix fut filmé à Sidney en Australie, une ville ressemblant à n’importe quelle autre ville. Au début, le spectateur n’est pas conscient que les scènes qui se déroulent dans cet environnement ne sont que des simulations et non pas des événements de monde réel. Dans cette duplication parfaite d’une vie urbaine ordinaire, un message apparaît sur l’écran de l’ordinateur de Néo qui lui annonce: «Réveille toi Neo, la Matrice t’a…». Au moment où nous lisons ces mots, nous, les spectateurs, sommes également piégés dans la même illusion.

Le film leurre le spectateur non pas à croire que le monde simulé dans la Matrice est réel mais il les leurre à croire qu’il est possible de s’éveiller au sein de la simulation, tout comme on s’éveille dans un rêve lucide. La quête héroïque de Néo consiste à prendre conscience que, lorsqu’il réside dans la Matrice, il possède le pouvoir de la maîtriser par le biais de son propre mental. Dans cette finalité, Morpheus et son groupe de rebelles, qui ont extrait Néo de son cocon, décident de retourner avec lui, de leur plein gré, dans la Matrice afin qu’ils puissent tester leurs pouvoirs mentaux à l’encontre de l’Intelligence Artificielle qui pilote la simulation. De nombreuses scènes du film se déroulent comme si les personnages évoluaient dans un jeu-vidéo.

Dans le groupe se trouve Trinity dont est amoureux Néo et qui joue un rôle décisif dans la bataille finale de ce dernier pour anéantir les pouvoirs illusoires de la Matrice. La romance de Néo et de Trinity convie la croyance selon laquelle l’amour entre deux êtres humains est indispensable si l’un des deux doit développer la force intérieure permettant de maîtriser la Matrice. Bien que les acteurs, jouant les rôles de ces deux amoureux, soient presque dépourvus d’émotions, cette tournure romantique est sans doute l’aspect le plus séduisant du film.

 

Devenons Réels

L’échange durant lequel l’Agent Smith dit à Morpheus «vous êtes la peste…» se déroule dans la Matrice même, à savoir dans un contexte qui n’est qu’une réalité simulée, une Réalité Virtuelle (RV). Certains épisodes de cette scène comptent parmi les plus profonds du film. (Il faut préciser qu’il existe de nombreux dialogues fantastiques dans la Matrice, dans le premier film du moins). Cela requiert un certain effort intellectuel, durant et après le film, de prendre conscience que les Agents, tel l’Agent Smith, ne sont que des simulacres humains sans contreparties humaines. Ils ne sont pas connectés à des humains réels tenus captifs dans les cocons: ce sont de pures constructions de l’Intelligence Artificielle, telle que Lara Croft et d’autres “avatars” de jeux-vidéos. C’est pour cela qu’ils sont investis d’un pouvoir surhumain: les Agents peuvent tuer des simulacres humains dans la Matrice et lorsqu’ils le font, le corps humain réel associé au simulacre meurt. Les humains qui apparaissent dans la Matrice, incluant des gens ordinaires dans la rue ou les transfuges rebelles, ont tous leurs doubles en dehors de la Matrice. La différence est la suivante: les rebelles vivent comme des êtres libres dans le monde réel mais dévasté, en dehors de la Matrice, et sont conscients que la Matrice n’est qu’une illusion tandis que tous les autres humains non connectés qui semblent vivre normalement dans la Matrice sont totalement sous l’emprise de l’illusion.

Il est certain que ce scénario à deux mondes possède un énorme impact sur l’imagination humaine. La notion selon laquelle nous demeurons dans un monde qui est, d’une certaine manière, irréel est extrêmement séduisante dans une société dominée par la publicité, les loisirs, les fictions gouvernementales et la magie technologique illimitée. La trilogie Matrix a été qualifiée de premier film de science-fiction pour intellectuels. Ses créateurs, les frères Wachowski, ont été inspirés par les suffisances capiteuses du sociologue Français Jean Baudrillard qui a énormément écrit sur le thème de la simulation. Il existe littéralement des centaines de pages d’articles, sur la toile, consacrées à la mise en exergue, par ces films, des théories de Baudrillard.

Les Wachowski ont reconnu l’influence majeure de Baudrillard, dans leur oeuvre, en insérant un indice visuel relatif à l’un de ses ouvrages, “Simulacres et simulation”, dans la scène d’ouverture du premier film. Baudrillard lui-même a clamé sa dérision vis à vis de Matrix. Il affirme qu’aucun film ne peut pleinement explorer ses concepts et que la tentative qui en a été faite, dans ces films, est «désinformée et non avenue». (“Taking the Red Pills”, édité par Glenn Yeffeth, page 290).

Que Matrix reflète précisément, ou non, les conceptions absconses de Baudrillard,  il reste qu’ils réussirent brillamment à présenter une pléthore extravagante d’effets spéciaux afin de démontrer l’envoûtement de la simulation. Mais la conclusion ultime de ce spectacle est ambiguë. Si le message ici est «de s’en tenir au réel» et de s’éveiller de la Matrice, c’est à dire d’un monde de simulation artificielle qui est le produit de la technologie électronique et dans lequel l’espèce humaine est rapidement en train de se coconner, la question reste de savoir “ce à quoi il faut s’éveiller”. La vie des rebelles fugitifs se déroule intégralement sur le navire de Morpheus, le Nebuchadnezzar, qui navigue continuellement dans de gigantesques tunnels d’égouts forés dans le sous-sol. Les rebelles parlent d’un endroit appelé Zion, le dernier refuge de l’humanité, quelque part dans l’intérieur de la planète mais Zion n’est jamais montrée dans le premier film. La vie des rebelles, dans leur vaisseaux de tunnels, est loin d’être une sinécure.  L’un de ces rebelles, Cypher joue le rôle d’un Judas préférant retourner dans la Matrice. Il conclut un accord avec l’Agent Smith qui promet, lorsque Cypher est réinséré au coeur du système de simulation, de lui pourvoir la vie de «quelqu’un d’important, comme un acteur».

La Trilogie Matrix est une oeuvre intelligente portant sur le thème de la simulation mais c’est également une oeuvre cynique. Il existe une infinité de plaisirs dans la Matrice et ce sont toutes les gratifications sensorielles et matérielles promises par le monde moderne. Effrayé par le côté ardu de la vie réelle, Cypher aspire à devenir un acteur dans une illusion, une simulation au carré. Les options du film sont crues: soit accepter l’illusion offerte par l’Intelligence Artificielle, qui masque une réalité horrible, soit accepter l’épreuve de vivre dans un monde dévasté par le conflit entre l’Intelligence Artificielle et l’humanité. Des milliers de pages de commentaires sur Matrix ont été postées sur la toile et plusieurs ouvrages ont été consacrés à une analyse minutieuse du scénario et de ses ramifications métaphysiques. Cependant, toutes ces investigations omettent de poser une question essentielle: quelle est la destinée du monde naturel, l’habitat originel de l’espèce humaine?

 

Au-delà de la Simulation

Les rebelles qui se sont libérés de la Matrice ne bénéficient pas de l’alternative de retourner vivre à la surface de la planète – bien que cette option puisse se manifester dans le troisième volet, “La Matrice Révolutions”. La vie dans Zion est dépeinte, dans le second film, comme une scène de rave-partie souterraine peuplée principalement de gens de couleur investis d’une aura tribale très exotique. (“Black is beautiful” constitue clairement l’un des leitmotifs de ce film). Les amoureux, de couleur on ne peut plus blanc, Néo et Trinity, dont les rôles sont joués par Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss, déambulent avec des nuances super-cool et ressemblent à des Jésuites en cuir noir habillés par Armani. Presque personne ne sourit à l’exception de l’Agent Smith et du Cypher, le traître.

Dans le premier film, la Matrice simule un contexte urbain moderne avec quelques traces de monde naturel. Dans le second film, quelques scènes de nature simulée sont montrées. On peut présumer que si vous souhaitez skier dans les Alpes dans la Matrice, le système principal va télécharger le programme requis dans votre cortex afin que vous puissiez jouir de l’expérience intégrale comme s’il s’agissait de la réalité. (Dans le second film, Néo arrive à pénétrer dans le coeur du système où il rencontre un personnage simulé qui prétend être le créateur de la Matrice). Cela n’est pas sans évoquer la vision prophétique de nombreux technophiles modernes quant aux futures possibilités de la Réalité Virtuelle. Les prisonniers de la Matrice peuvent prendre plaisir aux simulations de la Nature et ne jamais savoir ce qu’ils manquent. Théoriquement, les transfuges de la Matrice pourraient retourner vers la Nature mais pourquoi le souhaiteraient-ils si le monde naturel est dévasté ou rendu presque invivable? Les Machines ne sont pas sujettes aux mêmes contingences de survie que l’espèce humaine sur la surface de la planète: l’oxygène à respirer par exemple. Selon l’Agent Smith, ces Machines considèrent que la race humaine est tel un virus, une peste dont l’Intelligence Artificielle constitue l’antidote.

L’Agent Smith dit à Morpheus: «J’aimerais vous faire part d’une révélation surprenante. Elle m’est apparue quand j’ai voulu classer votre espèce. Je me suis aperçu que vous n’étiez pas des mammifères. Les mammifères de cette planète développent un équilibre naturel avec le milieu que les entoure. Pas les êtres humains. Vous vous installez dans une région et vous vous multipliez, vous proliférez jusqu’à ce que vous ayez épuisé toutes les ressources naturelles. Et la seule façon que vous avez de survivre est d’aller vous installer ailleurs. Il existe d’autres organismes sur cette planète qui font de même. Savez-vous ce que c’est? Les virus.»

C’est sans doute le dialogue le plus révélateur de tout le premier film. Le script offre un commentaire à l’audience: nous, l’espèce humaine, nous ne nous comportons pas comme des mammifères ordinaires et c’est pour cela qu’il se pourrait que nous perdions notre place dans la Nature. Au lieu de vivre dans le monde naturel, nous l’infestons tel un virus.

Au travers des paroles fatidiques de l’Agent Smith, la voix de l’Intelligence Artificielle condamne l’espèce humaine pour sa dilapidation effrénée des ressources naturelles et son habitude chérie de procréer à l’excès. Ces comportements ne sont pas en accord avec l’intelligence des mammifères et ils sont facteurs de dévastation du monde naturel, comme nous le savons tous fort bien; cependant, notre obsession avec l’Intelligence Artificielle participe également de ce syndrome auto-destructeur. En fait, il se peut que cette obsession soit l’annonciatrice de la fin de partie. Certains écrivains de science-fiction intègrent, dans leurs scénarios, la croyance selon laquelle notre espèce a développé l’Intelligence Artificielle afin que nous puissions nous “télécharger nous-mêmes dans le système” et, par là-même, nous éliminer en tant qu’humains périssables. On pourrait dire que l’Intelligence Artificielle constitue la voie rapide pour en finir avec l’histoire humaine. La Matrice soutient cette croyance jusqu’à son expression ultime: il n’existera plus de vie humaine au-delà, ou en-dehors, de la simulation générée par les Machines, l’espèce cybernétique non-humaine.

Le message positif des films Matrix, à ce point, stipule que si nous nous éveillons, en tant qu’individus, à la simulation en laquelle nous vivons, nous pouvons la maîtriser par des voies spirituelles, par l’exercice de la volonté et du contrôle mental. A la fin du premier film, Néo a recours à de tels pouvoirs pour annihiler l’Agent Smith. Le héros fait preuve de facultés surhumaines dans la Matrice mais il reste totalement humain dans son existence hors de la Matrice. (Durant leurs interventions au sein de la Matrice, les rebelles apparaissent sous la forme de simulacres humains mais en fait, ils restent dans leur corps humains physiques à bord du Nebuchadnezzar, attachés dans des fauteuils inclinables et temporairement connectés à la Matrice afin qu’ils puissent y accéder pour la détruire.  Cependant, s’ils sont tués dans la Matrice, ils peuvent réellement mourir sous leur forme physique, tout comme un rêveur est tué dans un cauchemar alors qu’il est train de décéder dans son lit).

Le triomphe de Néo sur les Agents est une résolution magique possédant un vaste spectre de potentialités fascinantes. Elle rappelle la pratique ésotérique consistant à développer des siddhis, des facultés magiques qui sont le propre des yogis, des maîtres Zen et des moines-guerriers Bouddhistes. Rester un humain libre tout en pénétrant à l’intérieur de la Matrice, à volonté, constitue en soi un exploit occulte du plus haut niveau: la bilocation. (La bilocation physique intégrale ne relève pas des fantasmes. Pour des témoignages confirmés, voir l’ouvrage de Lyall Watson “Supernature”). Une sorte de bilocation se manifeste spontanément dans les expériences de sortie du corps tout autant que dans le rêve lucide, lorsqu’une personne s’éveille au sein d’un rêve alors qu’elle sait qu’elle est endormie dans son lit.

 

Confrontation aux Archontes

Il nous reste à découvrir le chemin pour sortir de la Matrice. Les écrits de Baudrillard eu égard à la simulation sont largement impénétrables et stériles et ne constituent peut-être qu’une diversion; il existe sans doute une autre manière, et une meilleure manière, d’expliquer ce qui se passe au sein de la Matrice. Dans un long article intitulé “La renaissance du Gnosticisme: la Matrice en tant que voyage shamanique”, l’écrivain Jake Horsley analyse comment les films Matrix reflètent le mythe Gnostique des Archontes, des entités extraterrestres qui tentent de manipuler l’humanité par le biais de la simulation de leurs pensées et de leurs comportements. Bien qu’Horsley ne plonge que superficiellement dans la mythologie Gnostique et ne mentionne les Archontes que dans une note de bas de page, son essai introduit une toute nouvelle perspective quant au scénario de la Trilogie Matrix.

Le Gnosticisme est le nom que les historiens donnent à la phase finale d’une vaste tradition de spiritualité Païenne qui vint à être condamnée lorsque le Christianisme se hissa au pouvoir. Presque personne ne connaissait les enseignements au coeur du Gnosticisme jusqu’à ce que l’on retrouve les Codex de Nag Hammadi en 1945. Le terme Gnostique signifie simplement “celui qui connaît” mais il véhicule l’implication d’une vision spécifique qui pénètre au coeur de l’expérience humaine. Certains Gnostiques enseignèrent que les êtres humains sont détournés de leur propre cours d’évolution par une espèce étrange d’entités inorganiques qui demeurent dans le système solaire au-delà de la Terre et ils nommèrent cette espèce les Archontes.

Le mot Grec “Archontes” signifie aussi “autorités” et les Archontes sont parfois appelés “les Autorités”. Dans la Matrice, les Agents constituent les autorités qui régentent le monde simulé tout en surveillant les simulacres humains qui, comme Néo, font preuve de velléités de découverte de l’arnaque. Horsley explique le concept Gnostique selon lequel les Archontes tentent d’imposer «un programme de contrôle mental ou de mise en esclavage de l’âme, afin de distraire l’humanité par des soucis et des problématiques matérielles, de l’emprisonner dans sa propre peur de la mort, ou de la mortalité; et de la garder dans l’ignorance de sa nature divine authentique».

La perspective Gnostique suggère ainsi que le scénario de Matrix présente une version cyber-punk d’un dilemme spirituel authentique, un défi réel et colossal auquel doit faire face l’humanité, peut-être son défi ultime. Dans leur mise en garde vis à vis de la tromperie opérée par les Archontes, il se peut que les Gnostiques aient prévu les risques de l’Intelligence Artificielle 2000 ans avant qu’elle n’émergeât. Nonobstant, la manière par laquelle Archontes opèrent – leur stratégie de simulation en d’autres mots – telle qu’elle est décrite dans certains textes Gnostiques, n’implique pas des instruments technologiques avancés mais l’idéologie religieuse. (Horsley n’explore pas cet aspect). Selon les textes Gnostiques, le détournement Archontique de l’espèce humaine est une forme de modification comportementale de masse réalisée par l’entremise de la conformité aveugle avec certaines croyances religieuses erronées telle que la croyance en la rédemption d’une condition de péché par l’intervention de Dieu ou de l’unique représentant de Dieu. En bref, les Gnostiques rejetèrent l’idéologie rédemptionniste commune au Judaïsme et au Christianisme (et ultérieurement après leur élimination, à l’Islam).

Il est reconnu que les conceptions Gnostiques influencèrent profondément Philip K. Dick, considéré unanimement comme le plus grand écrivain de science-fiction du 20ème siècle. Il n’est que trop évident que le Gnosticisme présente les croyances cosmologiques et théologiques comme s’il s’agissait d’un scénario de science-fiction. Cette caractérisation des notions Gnostiques est suggérée par l’érudit Richard Smith dans sa postface à l’Edition Anglaise des Codex de Nag Hammadi: «Les concepts Gnostiques ont été identifiés dans ce genre le plus visionnaire de notre littérature moderne, à savoir la science-fiction… Dans les romans de science-fiction de l’écrivain prolifique que fut Philip K. Dick, il est fait un recours délibéré au Gnosticisme» (page 546). Dans “Valis”, et dans d’autres oeuvres, Dick a développé le concept selon lequel les êtres humains vivent dans un “hologramme à deux mondes” dont une partie est authentiquement réelle et dont l’autre partie est la projection fallacieuse d’une mentalité extraterrestre qui pervertit notre humanité. Ce modèle schizophrénique est en accord avec le mythos Gnostique.

Avec les Archontes, nous devons faire face à une invasion extraterrestre dans les profondeurs de notre mental.

 

Evasion de la Matrice

Traité comme une hérésie à son époque et encore considéré comme telle par l’Eglise Catholique, le Gnosticisme a été très largement dénaturé, y compris par ceux qui prétendent s’en faire les défenseurs. Il existe, en particulier, une gigantesque désinformation en ce qui concerne les visions Gnostiques eu égard à la réalité et à la valeur du monde physique. De nombreux érudits déclarent que les Gnostiques «condamnaient la matière» et considéraient le monde naturel comme maléfique, un pur produit de la tromperie Archontique. Cependant, une poignée de voix dissidentes affirment que les Gnostiques rejetèrent non pas le monde physique en soi mais bien plutôt la perception pervertie que nous en avons. Cette vision confirme la vision troublante de l’Agent Smith: le comportement de l’espèce humaine n’est pas en cohérence avec une activité mammifère saine. Se pourrait-il que nous agissions telle une peste sur Terre en raison d’une perception pervertie de la Nature?

Selon le revivaliste Gnostique contemporain Stephen Hoeller, «Les Gnostiques ne rejetèrent pas nécessairement la Terre physique qu’ils identifièrent à un écran sur lequel le Démiurge, le souverain des Archontes, projette un système trompeur. Si tant est que nous trouvions une condamnation du monde dans les écrits Gnostiques, le terme utilisé est inévitablement kosmos… et jamais le terme ge (Terre) qu’ils considéraient comme neutre pour ne pas dire intégralement bon» (“The Gnostic Jung”, page 15). Cosmos, en ancien Grec, ne signifiait pas le monde naturel ou l’univers physique dans son ensemble. Il signifiait “système”, ce qui n’est pas sans évoquer l’utilisation de l’expression “système d’exploitation” dans la terminologie informatique. Cela n’est peut-être qu’une coïncidence incroyable que l’expression Copte que l’on trouve dans les textes Gnostiques, pour qualifier la simulation, est “hal”; ce qui rappelle HAL, l’ordinateur rebelle dans le film de Clarke et de Kubrick, “2001: l’Odyssée de l’Espace”!

Il y aurait beaucoup à dire sur les éléments Gnostiques présents dans Matrix mais l’un de ces éléments est fondamental. La mystification des Archontes, telle qu’elle est décrite dans les récits Gnostiques, est précisément ce qui se manifeste dans «la simulation neuronale interactive que nous appelons la Matrice» (dans les mots de Morpheus). Mais, si tel est le cas, comment cela se fait-il que la simulation qui menace d’engloutir l’humanité soit technologique, et non pas idéologique ainsi que les Gnostiques le pensaient? La réponse consiste peut-être à dire que l’emprise technologique de notre espèce a, en fait, été préparée de très longue date par des perversions idéologiques de nos systèmes de croyances religieuses, et plus particulièrement ces croyances religieuses qui déterminent nos réponses au monde naturel. Cela implique un envahissement profond du territoire psychique de l’humanité mais cela reste totalement en cohérence avec l’argumentation Gnostique selon laquelle l’idéologie religieuse pervertie est une sorte de virus insinué dans le mental humain par une intelligence extraterrestre, une espèce non-humaine comparable aux Machines dans la Matrice.

Jake Horsley fait partie de cette petite poignée de commentateurs de Matrix qui ait demandé: «Où se trouve la gloire de la Nature dans Matrix?». Il souligne: «je ne pense pas avoir aperçu un seul arbre dans tout le film». Cette observation nous ramène à la question centrale que nous allons reformuler: si l’évasion du monde simulé de la Matrice ne nous ramène pas au monde naturel dont nous tirons notre origine en tant qu’espèce, vers où cela va-t-il nous ramener?

Faisant allusion au poète Romantique William Blake, Jake Horsley compare la quête héroïque de Néo dans Matrix à «dans la vie de Blake, la libération de la perception permettant de pénétrer dans l’Imagination». Il reste à découvrir si l’imagination des créateurs de la Trilogie Matrix est à la hauteur de ce standard élevé d’accomplissement. Quelque soit le cas, cette histoire cinématographique nous met au défi de désintégrer l’envoûtement technologique féroce de la simulation et de recouvrer notre humanité au travers de l’épanouissement des facultés imaginatives. Les Gnostiques considéraient que l’imagination participe de notre dotation divine, celle qui nous distingue des autres mammifères.

Nous sommes la Peste, pour sûr, mais avons-nous également accès à l’antidote permettant de soigner notre pathologie?