Chapitre 1. Le Meurtre d’Hypatia

Par un jour de printemps de l’an 415, une noble femme Païenne émergea du hall de conférence, attenant à la grande Bibliothèque d’Alexandrie, et demanda qu’on lui emmène son char dans l’intention de retourner chez elle. Bien qu’il existât à Alexandrie, à cette époque, de nombreuses femmes Païennes de bonne éducation, et de couches sociales élevées, Hypatia, ainsi qu’elle était appelée, était l’une des quelques femmes à posséder et à conduire son propre char. La population locale avait l’habitude de voir Hypatia arrêter ses chevaux et descendre de son char pour converser chaleureusement avec les gens de la rue ou pour débattre de questions philosophiques avec quiconque souhaitait échanger avec elle. Son ouverture d’esprit, ainsi que son attitude élégante et aimable, lui avaient valu l’admiration et l’affection de la population d’Alexandrie.

Hypatia était également impliquée dans une fonction officielle de gestion de la vie de la cité, une sphère d’activités généralement dominée par les hommes. «Sa maîtrise d’elle-même et sa simplicité, procédant de sa culture et de son raffinement, étaient tels qu’elle apparaissait souvent en public en présence de la magistrature sans jamais perdre, au sein d’une assemblée d’hommes, cette modestie digne du comportement pour laquelle elle était réputée et qui lui valait une admiration et un respect universels».1

La beauté d’Hypatia était légendaire et n’était seulement égalée, disait-on, que par son intelligence. De haute stature et sûre d’elle-même, dirigeant son char avec aise, vêtue d’une longue robe et de l’écharpe qui était l’emblème de la classe enseignante, elle ne pouvait pas passer inaperçue dans les rues populeuses d’une des cités les plus cosmopolites. Aucune représentation graphique réaliste d’Hypatia n’a survécu à ce jour.

En cette journée de mars 415, alors qu’Hypatia s’engageait sur une place publique près de l’église du Césareum, là où les convertis Chrétiens avaient l’habitude de se rassembler, elle se trouva face à une foule menaçante qui lui bloquait le passage. A la tête de ce groupe se tenait un homme à l’allure rustre, appelé Pierre le Lecteur, qui exhortait les membres de la foule à s’approcher d’Hypatia pour lui barrer le chemin. «Ce Pierre était un parfait croyant en Jésus-Christ, sous tous aspects»2, un converti acharné et un admirateur de Cyrille, l’évêque Chrétien d’Alexandrie. Récemment, lorsqu’un préfet local avait poursuivi l’un des protégés de Cyrille, qui attaquait ouvertement les doctrines Païennes, Hypatia avait soutenu le préfet et le fauteur de troubles avait été sévèrement réprimandé. Cyrille avait une dent contre Hypatia bien qu’il ne pouvait pas se permettre de ternir sa réputation publique en agissant au grand jour à son encontre. A la suite de ce jour fatidique, de nombreux citoyens d’Alexandrie se demandèrent, pendant longtemps, si Pierre le Lecteur n’avait pas été dépêché pour venger son maître ou s’il avait agi, de son propre chef, en espérant gagner l’approbation du patriarche. Selon l’opinion publique, Cyrille qui était connu pour avoir qualifié Hypatia de sorcière, était complice dans cette attaque.

Pierre exhorta la foule à jeter des pavés sur Hypatia et à la faire tomber de son char. Ses longues robes et son écharpe jouèrent en faveur de la foule déchaînée, constituée principalement de rustres travailleurs. Ils la maîtrisèrent rapidement en tirant de tous côtés sur ses amples vêtement. Jetée à terre, elle tenta vainement de se libérer et de fuir. La masse de mains grouillantes s’empressa alors de la dépouiller de ses vêtements. Les membres de la population locale se tenaient impuissants, paralysés qu’ils étaient par l’horreur se déroulant devant leurs yeux.

La violence de la foule monta rapidement, son excitation étant encouragée par les vociférations de Pierre le Lecteur. Il qualifia Hypatia de vile hérétique et de sorcière qui ensorcelait le peuple par sa beauté et ses enseignements qui n’étaient rien d’autre que les ruses de Satan. Hypatia protesta et cria pour demander de l’aide lorsqu’un coup violent lui brisa la mâchoire. En l’espace de quelques minutes, elle était à genoux dans une marre de son propre sang. Ployant sous une volée de coups, elle fut rapidement battue à mort. Non satisfaite de lui avoir ôté la vie, la foule déchaînée écrasa son corps nu à l’état de purée et lui déchira les membres du torse. Le nombre des assaillants et la férocité de leur attaque étaient tels qu’il fut impossible aux témoins du meurtre d’intervenir.

Lorsqu’Hypatia fut morte, l’attitude de la foule passa instantanément de l’outrage au triomphe. Ces hommes, qui étaient des Chrétiens auto-proclamés, commencèrent immédiatement à exulter. La frénésie de la victoire était si intense qu’elle ne pouvait pas se satisfaire de la vision d’une femme sans défense démembrée et battue à mort. Comme si elle suintait de tous leurs pores, quelque force d’inspiration inhumaine électrifia l’aura de violence qui nimbait les meurtriers. Les yeux exorbités d’excitation, plusieurs membres de la foule coururent vers le port et y ramassèrent des brassées de coquilles d’huîtres acérées comme des rasoirs. Ils revinrent, distribuèrent les coquilles et Pierre le Lecteur encouragea ses séides à racler jusqu’au dernier lambeau de chair des os d’Hypatia. Lorsqu’ils eurent terminé leur besogne, ils emmenèrent les os dépouillés de chair vers une place appelée Cindron pour les y réduire en cendres.

 

Sagesse Incarnée

Hypatia était la fille du mathématicien Théon d’Alexandrie, le dernier connu des instructeurs de la tradition millénaire des Ecoles de Mystères, les universités spirituelles de l’antiquité. L’année et le mois de sa mort sont connus, l’année de sa naissance est moins certaine mais l’an 370 est généralement accepté. Elle aurait eu ainsi aux alentours de 45 ans lorsqu’elle fut assassinée. Les historiens ont depuis longtemps considéré son meurtre comme l’événement qui a marqué la fin de la civilisation classique dans l’Europe Méditerranéenne. Il a également marqué la fin du Paganisme et l’aube de l’Age des Ténèbres (le Paganisme, le terme générique pour la religion panthéiste dans le monde classique Occidental, mérite une majuscule tout autant que le Christianisme).

Théon était le directeur du Muséum d’Alexandrie, le lieu dédié aux Muses, filles de l’antique déesse de la mémoire, Mnémosyne. Chacune des Muses incarnait un “art sacré” tels que l’astronomie, la poésie lyrique et l’histoire. Les neuf filles de Mémoire présentaient un modèle du cursus des Ecoles des Mystères. Les muséums, de nos jours, ne sont simplement que des dépositaires des reliques du passé tandis que le Muséum d’Alexandrie accueillait un large spectre de traditions vivantes: c’était véritablement un espace d’éducation supérieure. Le campus s’étendait tout le long de la forme en fer à cheval du port qui était dominé par son Pharos, le célèbre phare de 135 mètres de hauteur qui comptait parmi les Sept Merveilles du Monde. Ce campus comprenait de nombreuses académies indépendantes dédiés à des sujets aussi divers que la géométrie et la danse sacrée ainsi que des guildes de formation qui produisaient un flux constant de diplômés dans des sphères telles que la sculpture, la botanique, la navigation, les plantes médicinales, l’ingénierie et la médecine. Les assemblées et les guildes associées avec la Bibliothèque Royale possédaient leurs propres bibliothèques et leurs propres facultés d’enseignants.

En l’an 400, alors qu’elle était âgée d’environ 30 ans, Hypatia assuma la chaire de mathématiques à l’école de la Bibliothèque. C’était une position salariée équivalente à la chaire de professorat dans une université moderne. La fille de Théon était réputée pour sa maîtrise de la philosophie Platonicienne et son expertise en théurgie (du grec ancien theos, dieu et ergon, travail), une forme d’invocation magique qui pourrait être comparée à l’imagination active Jungienne ou, plus adéquatement, aux pratiques avancées de visualisation dans le Tantra et le Dzogchen. Sa puissance dialectique était exceptionnelle et d’autant plus qu’elle était peaufinée par sa formation en mathématiques. Lorsqu’il s’agissait de débattre sur le divin, «Hypatia éclipsait, de par son argumentation, tous les promulgateurs des doctrines Chrétiennes dans le nord de l’Egypte»3. Son expertise dans les matières théologiques était caractéristique de la classe intellectuelle Païenne des Gnostiques, les Gnostikoi, «ceux qui comprennent les matières divines et qui connaissent comme les dieux connaissent» mais elle était également profondément versée dans la géométrie, dans la physique et dans l’astronomie. L’enseignement antique était multidisciplinaire et éclectique, en contraste aigu avec la spécialisation étroite des sciences et de l’éducation supérieure de notre époque moderne. Le terme philosophie signifie “amour (philo) de la sagesse (sophia)”. Pour les Gnostiques, Sophia était une divinité révérée, la déesse dont l’histoire est narrée dans leur cosmologie sacrée. Pour les peuples de son époque et de son environnement, Hypatia eut été la sagesse incarnée.

En sus de leur fonction religieuse, les Mystères pourvoyaient un cadre éducatif oeuvrant selon des voies interdisciplinaires. Les Gnostikoi étaient des savants, des poly-mathématiciens et des écrivains prolifiques. A partir d’environ 600 avant EC jusqu’à l’époque d’Hypatia – une période d’un millier d’années –  ils produisirent des innombrables milliers de parchemins stockés dans la Bibliothèque Royale d’Alexandrie et d’autres bibliothèques attachées aux centres des Mystères épars autour du Bassin Méditerranéen. Hypatia est connue pour avoir écrit un traité sur l’arithmétique et des commentaires sur le Canon Astronomique de Ptolémée et sur les sections coniques d’Apollonius de Perga. Aucun de ses écrits n’a survécu mais huit sources antiques décrivent son meurtre et ses oeuvres; et, vis à vis de ces dernières, pas toujours de manière laudative. Cyrille, que l’opinion publique impliqua dans le meurtre d’Hypatia, devint un théologien important connu pour avoir formulé la doctrine de la Sainte Trinité. Il fut ultérieurement canonisé par l’Église, tout autant que d’autres idéologues Chrétiens primitifs, qualifiés de Pères de l’Église, des hommes dont les polémiques théologiques et les histoires de la Foi Unique et Véridique célèbrent leur triomphe sur des hérétiques à l’image d’Hypatia.

Les accomplissements d’Hypatia ne se confinèrent pas à la théologie et à la didactique. Elle oeuvrait également dans les sciences appliquées relatives à la géographie et à l’astronomie. Elle collabora avec un savant Grec Synesius, qui était fier d’être considéré comme l’un de ses étudiants, pour inventer un prototype de l’astrolabe, un instrument qui s’avéra ultérieurement essentiel pour naviguer les océans du monde dans le double objectif de la Conquête et de la Conversion.

 

Instruction Païenne

Alexandrie, la ville de naissance d’Hypatia fut fondée le 20 janvier de l’an 331 avant EC par Alexandre le Grand.

«Durant les 1000 années suivantes, jusqu’à l’arrivée de l’Islam, elle était tournée vers le monde Méditerranéen et vers le monde entier. Le nom intégral d’Alexandrie était Alexandrie par l’Egypte –  et non pas en Egypte. Elle fut fondée comme un entrepôt au travers duquel les richesses de l’Egypte allaient circuler; et en l’espace de deux siècles, elle allait devenir le carrefour du monde entier: l’El Dorado de l’Age Helléniste… Durant le premier siècle de notre ère, les marchands Alexandrins voguaient vers le sud de l’Inde sur les vents de la Mousson, se connectant ainsi avec les routes marchandes du Gange, de la Chine et du Vietnam; une partie de l’explosion des idées et des contacts initiée par Alexandre».4

Durant la vie d’Hypatia, sa cité natale était encore le plus grand centre cosmopolite de l’antiquité, la capitale incontestable du monde Occidental, commercialement, spirituellement et intellectuellement parlant, mais elle appartenait à un empire chancelant au bord de l’effondrement. Hypatia naquit environ une dizaine d’années après que les premières vagues de Barbares, les Huns, se furent déversées sur l’Europe et six années après que l’Empire Romain fut scindé géographiquement entre ses parties occidentale et orientale. Durant sa vie, les légions Romaines évacuèrent la Grande Bretagne, qui avait été conquise par Jules César, quatre siècles et demis auparavant, et les frontières de l’Empire tremblaient continuellement sous les assauts des Barbares. En l’an 410, alors qu’Hypatia avait quarante ans, Alaric, le chef des Visigoths, captura et dévasta Rome, infligeant un coup mortel à l’Empire. Au même moment, Augustin d’Hippone écrivait “la Cité de Dieu contre les païens”, un ouvrage destiné à devenir une pierre angulaire de la doctrine Catholique. Alors que l’Empire Romain s’effondrait et se consumait, une autre entité impériale, l’institution de l’Église Catholique, émergeait à sa place. Une transmission fatidique de pouvoir se mettait en place.

L’Epoque Helléniste dura de la mort d’Alexandre le Grand, en 323 avant EC, jusqu’à l’an 30 de notre ère lorsque Cléopatre, la dernière des Ptolémés, se suicida avec la morsure d’une aspic. A la suite de la mort d’Alexandre, son empire fut divisé entre trois de ses généraux. La région la plus méridionale, comprenant l’Egypte et la Judée (incluant Jérusalem), devint le royaume Ptolémaïque. La culture et les moeurs étaient uniformes au travers des trois régions de l’empire. «Les natifs de Galilée et de Judée portaient les mêmes vêtements que ceux qui étaient portés à Alexandrie, Rome ou Athènes»5. Toute la région méridionale, incluant la Palestine, prospérait avec les Ecoles de Mystères, dont la plupart furent fondées et dirigées par des Gnostiques à l’image d’Hypatia.6 Au crépuscule des dynasties Egyptiennes, les échanges inter-culturaux atteignirent leur apogée mais la mort de Cléopatre provoqua un changement de régime politique qui allait obscurcir à jamais le ciel de l’enseignement. L’arrivée de Jules César, en 47 avant EC, acheva la transformation qui avait débuté en 63 avant EC lorsque Pompée, le plus grand rival de César, avait déclaré la Judée comme province Romaine. La transition du havre de paix Helléniste au domaine Romain affecta tout le Proche Orient. A l’époque d’Hypatia, la Bibliothèque Royale avait existé depuis plus de 700 ans mais sa situation était beaucoup moins prospère durant les quatre siècles de l’ère Romaine que durant les trois siècles précédents du haut syncrétisme Helléniste.

La Bibliothèque Royale avait été fondée par un général d’Alexandre le Grand, Ptolémée 1er, comme un centre d’enseignement pour les vastes territoires unis par la langue Grecque à la suite des campagnes d’Alexandre. Ptolémée gagna le titre de Soter, sauveur, un titre qui serait plus tard appliqué à Jésus/Christ, parce que Ptolémée sauva la sagesse de l’ancien monde. Son fils, Ptolémée II, (environ 246 avant EC), ordonna que tous les navires entrant dans le port d’Alexandrie fussent inspectés afin de rechercher les manuscrits et les papyrus. Ceux qui étaient trouvés étaient amenés à la Bibliothèque et recopiés; les originaux étaient rangées sur les étagères et les copies remises à leur propriétaires. Une équipe de scribes, de bibliothécaires et de calligraphistes oeuvrait continuellement afin de maintenir une collection sans cesse croissante qui incluait les éditions originales d’Homère et d’Hésiode, les pièces Grecques, Aristote et bien d’autres. Ptolémée II s’enorgueillissait de posséder une collection privée des 995 meilleurs ouvrages de l’époque.

Les vastes archives de la Bibliothèque d’Alexandrie ne se limitaient pas aux ouvrages en langue Grecque. Elles contenaient des oeuvres rédigées en d’autres langages tels que l’Aramaïque et le Syriaque et les traducteurs travaillaient continuellement pour produire des éditions en Grec. La Torah Hébraïque (les cinq premiers livres de la Bible) constituait l’une de ces oeuvres. Lorsqu’elle fut traduite en Grec, elle fut appelée Septante parce que soixante-dix scribes Juifs collaborèrent à la traduction. Lorsqu’il avait fondé Alexandrie, Alexandre le Grand avait accordé aux Juifs les mêmes droits qu’aux autres citoyens de son empire. A l’époque d’Hypatia, il est probable que de 5 à 10 % de la population d’Alexandrie était Juive, c’est à dire environ 40 000 personnes.

Ptolémée 1er avait bâti un hall immense, appelé le Bruchion, pour accueillir les collections d’ouvrages sans cesse croissantes. Lorsque la capacité n’en fut pas suffisante, son successeur Ptolémée III érigea le Serapeum. G. R. S. Mead souligne que la Bibliothèque Royale, en laquelle Hypatia conférait ses enseignements, était la première grande bibliothèque d’Egypte mais ce n’était pas la première. Chaque temple possédait sa propre bibliothèque et l’Egypte était une terre aux nombreux temples. En Grèce, et dans les colonies Grecques autour du Bassin Méditerranéen, les bibliothèques de temples abritaient de vastes collections antiques. Depuis l’introduction des alphabets séculaires pour les populations aux alentours de 600 avant EC, les adeptes des Mystères avaient déversé un vaste corpus d’écrits concernant tous les sujets imaginables. En l’an 400, Hypatia bénéficiait d’un millier d’années de traditions littéraires et d’enseignements dont elle pouvait s’inspirer lorsqu’elle instruisait ses classes.

L’ignorance moderne de l’histoire, en général, et de l’histoire ancienne, en particulier, rend difficile d’appréhender l’amplitude et la richesse de l’enseignement dans le monde Païen. Ecrivant dans les années 1940, l’érudit classique, Gilbert Highet, observa: «Il n’est pas toujours appréhendé, de nos jours, ô combien noble et étendue fut la civilisation Gréco-Romaine, combien elle garda l’Europe, le Moyen Orient et le nord de l’Afrique, paisibles, prospères et heureux pendant des siècles et combien fut perdu lorsque les sauvages et les envahisseurs l’anéantirent. Elle fut, à bien des égards, une bien meilleure civilisation que la nôtre, jusqu’à quelques générations en arrière. Il se peut qu’elle ait été une meilleure civilisation, en tout état de choses. Lorsque l’Empire Romain fut à son apogée, la loi et l’ordre, l’éducation et les arts étaient largement répandus et presque qu’universellement acceptés. Durant les premiers siècles de l’ère Chrétienne, il existait presque trop de littérature; et de telles nombreuses inscriptions ont survécu, dans un si grand nombre de villes et de villages et dans un si grand nombre de provinces, que nous pouvons être sûrs qu’une grande partie de la population, pour ne pas dire la majorité, pouvait lire et écrire… Des expéditions ont découvert des copies sur papyrus d’Homère, de Démosthène et de Platon, des fragments de ce qui était autrefois des bibliothèques fertiles, ensevelis sous des villages Egyptiens éloignés et qui sont maintenant l’héritage de paysans illettrés».7

En 1945, lorsqu’Highet écrivit ces lignes (non pas pour excuser les méfaits de l’Empire Romain mais pour souligner les accomplissements sociaux et culturels qu’il adombrait), une cache de textes fut découverte à Nag Hammadi dans la Haute Egypte. Dans les temps anciens, le lieu de cette découverte était appelé Sheniset, les “acacias de Seth”, signalant ce qui peut avoir été le sanctuaire d’un groupe Gnostique appelé les Séthiens. La Bibliothèque de Nag Hammadi, comme elle en vint à être appelée, consiste en 13 Codex reliés de cuir, les exemplaires les plus anciens d’ouvrages reliés.* Ces 52 documents, au contenu fragmentaire et confus, ont révolutionné les conceptions des érudits en ce qui concerne les origines du Christianisme; cependant, la signification ultime de cette matière rare, communément considérée comme étant des écrits Gnostiques authentiques, reste à appréhender.

“Séthien” était l’auto-désignation de certains groupes Gnostiques qui participèrent intimement aux Ecoles des Mystères répandus en Egypte, au Moyen Orient, autour du Bassin Méditerranéen, et dans les profondeurs de l’Europe. Dans son ouvrage “The Gospels and the Gospel” (1902), l’érudit Théosophe G. R. S. Mead souligna que «l’on trouve une plus grande abondance d’éléments procédant des traditions Mystérielles de l’antiquité dans la matière Gnostique que partout ailleurs»8. Mead fut l’un des premiers érudits, de langue Anglaise, à traduire et à interpréter des textes Gnostiques connus avant la découverte de la Bibliothèque de Nag Hammadi. Sa vision de l’importance capitale des enseignements Gnostiques dans les Mystères était partagée par d’autres érudits de son époque mais cette connexion est, cependant, catégoriquement déniée de nos jours.

Des spécialistes telle qu’Elaine Pagels rejettent toute connexion entre les Gnostiques et les Mystères, en raison d’un manque perçu d’évidences textuelles.9 L’ouvrage de Paigel “The Gnostic Gospel” (1979) introduisit la matière de Nag Hammadi au grand public mais la spécialisation académique, qui le caractérise, a entravé la compréhension de l’identité des Gnostiques et de la raison pour laquelle ils s’opposèrent avec tant de véhémence au Christianisme émergeant. De par leur connexion aux Mystères déniée, les Gnostiques sont relégués à une zone obscure et douteuse en marge de l’histoire des religions. C’est ainsi que le grand public reste ignorant du message authentique des Gnostiques et du plein impact de leur quasi-complète destruction.

Si l’analyse par Highet de l’ancien monde est correcte, il nous faut nous poser les questions suivantes. Qui créa et dirigea les institutions de l’éducation dans l’Antiquité? Qui enseigna les peuples? Qui écrivit les ouvrages? Qui forma les artistes, les architectes, les ingénieurs dans les expertises requises pour produire les merveilles durables du monde Occidental classique? Dans son ouvrage séminal sur le Gnosticisme, “Fragments of a Faith Forgotten”, Mead affirma que «une tradition permanente en connexion avec toutes les grandes institutions des Mystères stipulait que leurs fondateurs étaient les initiateurs de tous les arts de la civilisation; c’étaient eux-mêmes des dieux ou bien ils étaient instruits en ces arts par les dieux… Ils étaient les enseignants des races naissantes». Les initiés, ainsi qu’ils étaient appelés «enseignaient les arts, la nature des dieux, les mondes invisibles, la cosmologie et l’anthropologie, etc»10. La vision de Mead est reprise par S. Angus, l’auteur de l’ouvrage le plus cité sur les anciens cultes Païens, “The Mystery-Religions”: «Les Mystères furent les derniers refuges du Paganisme à tomber. Avant cela, leurs adhérents étaient les éducateurs de l’ancien monde»11.

Le positionnement des Gnostiques, telle Hypatia, dans les Mystères replace l’ancien enseignement dans un contexte sacré et caractérise les initiés Païens comme les éducateurs de l’ancien monde. Les ouvrages modernes, par contre, relèguent les Gnostiques aux oubliettes et ignorent totalement leur implication millénaire dans l’éducation classique.

 

Une Histoire Sacrée

«Le Saint Esprit fut une création Gnostique et son nom original était Sophia. Les Gnostiques Valentiniens disaient: “Le monde naquit du sourire de Sophia”»12.

Dans son introduction à l’ouvrage de G. R. S. Mead “Fragments of a Faith Forgotten”, le poète Américain et critique culturel, Kenneth Rexroth, écrivit que le Gnosticisme évolua à partir de la matrice préhistorique du culte de la Déesse en Europe, au «Néolithique et même avant». L’accentuation sur la «descente de la déesse salvatrice» explique «la forte inclination matriarcale, ou du moins anti-patriarcale, de la plupart des groupes Gnostiques»13. Dans cette perspective, les Mystères constituaient l’extension naturelle du shamanisme Indigène, et orienté vers la déesse, de l’Europe pré-Chrétienne, décrit par Marija Gimbutas, James Mellaart, Alexander Marshak, Merlin Stone, Stan Gooch, Robert Graves, Riane Eisler et d’autres.14 Cette conception s’oppose fortement au consensus des spécialistes du Gnosticisme qui considèrent le Gnosticisme comme une association lâche de cultes qui émergèrent en réaction au développement du Christianisme; à savoir, un mouvement marginal et réactif qui n’est signifiant que par ce qu’il apporte d’informations sur l’Église Romaine primitive. Les différentes interprétations du Gnosticisme influencent la manière dont cela atteint le grand public. A ce jour, le travail des experts n’a contribué en rien à notre compréhension des enseignements et des pratiques qui étaient originaux aux Gnostiques et intrinsèques aux Mystères.

Les idéologues religieux, tel que Cyrille, et leurs partisans fanatiques, tels que Pierre le Lecteur et ses sbires, déployèrent des efforts gigantesques non seulement pour réfuter la conception du monde Gnostique mais également pour annihiler toute trace écrite de cette conception. En fin de compte, ils n’arrivèrent pas à leurs fins parce que, entre autres choses, ils se devaient de citer les conceptions Gnostiques afin de les réfuter et d’élaborer les fondements pour leur propre idéologie religieuse! Dans leurs polémiques à l’encontre de l’hérésie, les Pères de l’Église, tels qu’Irénée et Epiphanius, préservèrent des indices des enseignements Gnostiques, incluant des éléments de l’histoire sacrée de la déesse Sophia que les Gnostiques imaginaient être incarnée en la Terre. Jusqu’en 1945, ces paraphrases condamnatoires, et souvent déformées, constituaient les seuls récits que nous ayons de ce que les Gnostiques pensaient et enseignaient.

Bien qu’il se puisse que la matière de Nag Hammadi ne soit pas constituée de textes Gnostiques originaux, c’est ce que nous avons de mieux et c’est probablement tout ce que nous aurons jamais. Ces textes pourvoient suffisamment de notions sur les enseignements Gnostiques pour que nous appréhendions pourquoi les Gnostiques risquèrent leur vie pour s’opposer à des doctrines telles que la suprématie du dieu créateur mâle, le péché et le châtiment, la divinité du Sauveur, la résurrection et le jugement final du haut des cieux. Il subsiste une cinquantaine de textes fragmentaires en Copte, une simple bribe provenant d’une vaste corpus d’écrits; néanmoins, l’argumentation Gnostique était à ce point puissante que cette bribe contient déjà assez de dynamite théologique pour miner les fondations du Christianisme.

Mais les Gnostiques ne peuvent pas, et ne devraient pas, être définis exclusivement par ce contre quoi ils s’opposaient. Leur vision de Sophia, “la déesse déchue” incarnée en la Terre, est un mythe écologique qui résonne profondément  avec notre intuition croissante de la nature de Gaïa, la planète vivante. Le message Gnostique, à destination de l’humanité, représente sans doute la racine pivot antique de l’écologie profonde, un mouvement social qui affirme la valeur intrinsèque de la Terre, en dehors de ses utilisations au bénéfice de l’humanité. La composante religieuse du mouvement environnemental reste encore à définir mais elle pourrait de nos jours s’exprimer selon une perspective Gnostique, enchâssée dans la vision Sophianique de ces antiques visionnaires.

Le philosophe Norvégien Arne Naess, le fondateur de l’écologie profonde, proposa le terme écosophie pour la sagesse humaine qui complémente l’intelligence de la Terre vivante. Bien qu’il ne chercha pas (à ma connaissance) à invoquer l’antique signification de Sophia, le choix de langage de Naess introduisit le principe de sagesse des Gnostiques dans la perspective de l’écologie profonde.  Naess met en exergue que l’écosophie n’est pas un programme fixé mais un chemin visionnaire que l’humanité est sur le point de découvrir15. Il en est de même avec la cosmogonie Sophianique des Gnostiques qui ne présentait pas un programme fixé de doctrines révélées mais un chemin ouvert d’exploration de la connexion entre la Nature et la psyché. Dans les années 1990, la symbiose psyché-Nature fut appelée écopsychologie. Une décennie plus tard, nous sommes encore loin de pouvoir formuler cette symbiose et de la mettre en pratique. Les enseignants Païens des Mystères étaient sans doute des écopsychologues des siècles avant que ce terme ne fût concocté. Leur exemple pourrait être décisif pour accompagner l’humanité vers un futur harmonieux et durable.

Dans sa distinction célèbre entre l’écologie profonde et l’écologie de surface, Arne Naess nota dans la seconde «un manque de profondeur – ou une absence complète – de fondements philosophiques ou religieux directeurs»16. Il se peut fort bien que les enseignements Gnostiques, recouvrés à Nag Hammadi en 1945, puissent pourvoir la dimension religieuse dont le mouvement écologique, à ce jour, est complètement dépourvu. C’est, du moins, les prémisses de ce présent ouvrage. A cette fin, la vision Sophianique des Mystères pourrait être mise à profit en tant que cadre de guidance pour l’écologie profonde sans la transformer en une religion de culte de la Nature.

Il pourrait être objecté que l’écologie profonde ne devrait pas devenir religieuse ou, que dans la même mesure, la théorie Gaïa ne devrait pas être convertie en “mystique de la Déesse”. Les Gnostiques, qui fondèrent et dirigèrent les Mystères de l’ancienne Europe et du Proche Orient, étaient des mystiques accomplis inspirés par une théorie sacrée de la Terre mais ils n’étaient pas religieux dans le sens conventionnel du terme: à savoir qu’ils n’imposaient ni code moral, ni formules doctrinaires, ni autorité institutionnelle. Le message Gnostique comprenait deux composantes: une vision sacrée de la Terre et une critique radicale des doctrines rédemptionnistes centrées sur le messie Judéo-Chrétien, et plus particulièrement du complexe du rédempteur (voir à la fin de ce chapitre). La critique Gnostique fut brutalement réprimée parce qu’elle remettait en question les croyances au coeur de la religion Romaine impérialiste, croyances qui possèdent tout autant, si ce n’est plus, d’utilité politique que de véracité spirituelle.

Aujourd’hui, il est sans doute trop tard, et trop ardu, de faire revivre le défi Gnostique vis à vis de l’idéologie rédemptionniste. Mais leur critique du complexe du rédempteur est vraisemblablement le message le plus libérateur qui puisse émaner du génie spirituel du Paganisme. Ignorer ce message serait perdre à jamais le bénéfice d’un très riche héritage. De plus, la critique ne peut être séparée de l’autre partie du message Gnostique, sa vision sacrée de la Terre. Les gardiens des Mystères détectèrent dans le rédemptionnisme un programme qui dévie l’humanité d’une connexion vivante et consciente avec la Terre. Pour autant qu’elle soit difficile, la critique n’a jamais été à ce point d’actualité et le mythe sacré de Sophia est vraisemblablement la seule histoire qui puisse nous sauver de nos voies auto-destructrices et illusoires.

La bataille qui se déroula, il y a deux mille ans de cela, et qui se conclut par la désintégration totale de l’héritage religieux Païen de l’Europe, était fondamentalement un clash entre deux paradigmes, deux conceptions diamétralement opposées de la rédemption. Les Gnostiques enseignaient que Sophia est une déesse, un être divin incarnée en la Terre. La sagesse, qui lui est unique, est l’intelligence vivante de la Terre. Tous les Mystères étaient consacrés à cette divinité, la Magna Mater, la Grande Mère que je propose d’identifier avec Gaïa. L’initiation dans les Mystères impliquait une rencontre directe avec l’intelligence Sophianique, à savoir “la sagesse de la Terre” en jargon Nouvel-Age. Les Gnostiques préservèrent une histoire sacrée quant à l’origine de l’humanité, quant à l’évolution de la Terre et quant aux voies par lesquelles nous sommes, en tant qu’espèce, impliqués de façon unique dans l’intelligence planétaire – non seulement pour notre survie mais au niveau cosmique et transhumain où Gaïa-Sophia (pour créer un terme) est en train d’élaborer ses propres desseins.

Comment une telle vision peut-elle être en dichotomie, ou en phase, avec la théorie Gaïa telle qu’elle se développe de nos jours?

James Lovelock a mis en garde contre l’affirmation «d’une Gaïa sensible capable de contrôler la Terre en conscience»17. Bien que les Gnostiques affirmèrent assurément que Sophia est intelligente et consciente, leur mythologie complexe laissa ouverte la question de la téléologie, l’orientation vers une finalité, (connue sous le qualificatif de théorie Gaïa renforcée au sein du débat courant).  La théorie sacrée de la Terre, préservée dans les anciens Mystères, ne contenait pas de notion préconçue d’orientation téléologique pour l’organisme terrestre massif. Elle présentait, plutôt, un chemin expérimental pour découvrir comment nous, l’espèce humaine, pourrions nous aligner avec les activités transhumaines de Gaïa.

Au coeur du mythe Sophianique, il existait un événement appelé “la correction” de la déesse de la Terre, un concept qui frise la téléologie sans cependant la prédéfinir. Dans la correction de Sophia, les Gnostiques imaginèrent le réalignement de la vie sur notre planète avec le centre cosmique, la source dont émergea originellement la déesse de la Terre. Cette notion intrigante se retrouve dans les écrits cosmologiques Gnostiques de Nag Hammadi, incluant l’Apocryphe de Jean (cité ci-dessous). Les érudits traduisent parfois le terme diorthosis par rédemption plutôt que par correction, mais le concept de correction, enseigné dans les Mystères, était strictement à l’opposé de la rédemption, sous garantie divine, promise par la religion rédemptionniste.18 Il ne s’agissait pas d’une croyance en une puissance supérieure extraterrestre, localisée quelque part au-delà de ce monde, mais bien plutôt d’une foi expérientielle en notre connexion à la puissance divine qui demeure ici, intégralement enracinée en la planète, pourvoyant la matrice en laquelle nous vivons, nous circulons et en laquelle se situe notre être. La rédemption, pour les initiés des Mystères, n’était pas une grâce reçue ni une prouesse accomplie, à notre avantage, par une intercession divine. Elle impliquait, plutôt, d’assumer le privilège de co-évoluer en conscience avec l’intelligence planétaire, de vivre à l’intérieur du miracle symbiotique de la Terre et d’apprendre comment tout cela fonctionne en aimant chaque leçon, chaque exploit de découverte, chaque acte de transmutation dans l’alchimie divine de la biosphère. L’Apocryphe de Jean, un long traité cosmologique des Codex de Nag Hammadi, dit que nous oeuvrons intimement avec la déesse de la Terre, Sophia, «afin que notre parente naturelle, Sagesse, qui nous ressemble, puisse corriger ce dont elle est dépourvue par le reflet de la Lumière que nous accueillons».

C’est le coeur du message Gnostique tel qu’il était il y a deux mille ans et tel qu’il perdure de nos jours.

 

Le Complexe du Rédempteur

En tant que Païens, les gnostikoi rejetaient la croyance selon laquelle la souffrance possède une valeur rédemptrice. En tant que théologiens, ils réfutaient l’affirmation selon laquelle l’intervention divine pouvait altérer la condition humaine. En rejetant le sauveur surhumain, et en réfutant les croyances rédemptionnistes, les Gnostiques suscitèrent une attaque frontale de la part de ceux qui formulaient et imposaient les doctrines du complexe du rédempteur Judéo-Chrétien. La suppression brutale des Mystères, la destruction des ouvrages Gnostiques et le génocide intégral de la culture Païenne en Europe participent de l’histoire cachée de la “civilisation Occidentale” et du “triomphe du Christianisme”. C’est l’histoire telle qu’elle fut vécue par les “perdants”. Le recouvrement de la sagesse Gnostique et la fusion des enseignements des Mystères avec

l’écologie profonde – ce qui constitue la double finalité de cet ouvrage – ne peuvent pas être réalisés sans analyser minutieusement ce qui a détruit la vision Sophianique de la Terre vivante et pourquoi cette destruction fut mise en place. Le génocide de la culture native, dans le monde classique, a perduré pendant des siècles mais ce fait a été largement occulté et son occultation est encore opérationnelle de nos jours. L’objectif secondaire de cet ouvrage – mais non moins essentiel – est de dévoiler cette manoeuvre de dissimulation et de révéler à la fois les causes et l’amplitude de cette destruction.

Le complexe du rédempteur possède quatre composantes: la création du monde par un dieu paternel indépendamment d’une contrepartie femelle; la mise à l’épreuve (conçue comme un drame historique) des quelques justes ou du “Peuple Elu”; la mission du fils du dieu créateur (le messie) de sauver le monde; et le jugement final et apocalyptique proféré par le père et le fils sur l’humanité. Les Juifs Orthodoxes acceptent les quatre éléments du complexe mais ils ne reconnaissent pas le Jésus du Nouveau Testament comme leur messie qui, à ce jour, est toujours en attente de manifestation. Les Chrétiens suivent le diktat de l’apôtre Pierre qui s’adressa aux Juifs convertis comme «une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis» (1 Pierre 2:9), transférant, ainsi, en une phrase adroite, le statut de “Peuple Elu” des Juifs vers les Chrétiens convertis. En bref, le Christianisme Romain adopta du Judaïsme la forme tribale ou larvaire du complexe du rédempteur et il la transforma en un programme universel (catholique) de rédemption. Différentes conceptions de ces quatre composantes déterminent diverses factions du Judaïsme et du Christianisme tout autant que de l’Islam, qui appartient également à la trinité des religions Abrahamiques, bien qu’il n’émergeât qu’après que les Gnostiques eussent été réduits au silence, ce qui explique pourquoi il ne figure pas dans leurs critiques.

Certains Gnostiques, tels que Valentinus et Marcion, semblèrent proposer des positions de compromis eu égard à ces problématiques; cependant, dans l’argumentation radicale Païenne, les quatre points étaient impitoyablement réfutés. De nos jours, les érudits et les historiens de la religion, dans leur quasi-majorité, soutiennent la conception selon laquelle le mouvement Gnostique émergea de l’intérieur du Christianisme primitif. S’il en avait été ainsi, les idées Gnostiques n’auraient été que des aspects d’une vague forme de “Christianisme Gnostique” qui fut graduellement éliminé au fil de la définition doctrinale des croyances. Mais les preuves amenées par les écrits qui ont survécu contredisent clairement cette interprétation. Le Christianisme Gnostique est une invention moderne d’érudits dont les convictions religieuses les aveuglent et les empêchent de percevoir et d’admettre que la plus grande partie de la matière Gnostique était diamétralement opposée à l’idéologie Judéo-Chrétienne de la rédemption.

Pour les Païens, tout comme pour les Chrétiens, les quatre composantes du complexe du rédempteur ne constituaient pas simplement des problématiques théologiques abstraites. La protestation Gnostique, à l’encontre du complexe du rédempteur, déchaîna une énorme vague de violence chez les convertis à la croyance rédemptionniste tel qu’on peut le voir avec le meurtre d’Hypatia. Elle était une Gnostikos, une intellectuelle Païenne des Mystères, la cible de la rage vertueuse de Chrétiens qui rivaient leur foi sur le Rédempteur Divin. La foule d’enragés, qui attaquèrent Hypatia, croyaient que leur Dieu possédait une manière unique de vaincre la souffrance et c’est cette croyance qui les autorisa à infliger la souffrance pour promulguer Sa cause.

La croyance dans la valeur rédemptrice de la souffrance est le noyau dynamique de la violence, de la volonté de conquête et du génocide qui impulsèrent l’émergence du Christianisme Romain et qui libérèrent une vague sans cesse croissante de destruction sur toute la planète.

Les humains peuvent commettre la violence pour de nombreuses raisons, ils peuvent chercher à opprimer et à dominer autrui pour des causes diverses et variées mais lorsque la domination par la force violente, qu’elle soit physique ou psychologique, est imprégnée de vertu religieuse et adombrée par l’autorité divine, la violence acquiert une toute autre dimension. Elle devient inhumaine et pernicieuse. Comme d’innombrables autres personnes de son époque, et des siècles à venir, Hypatia fut la victime d’une violence sectaire d’inspiration religieuse nourrie et impulsée par la foi dans le complexe du rédempteur. Quelle sorte de monde émerge lorsque la puissance de dominer et de contrôler autrui, en infligeant d’énormes souffrances durant le processus, est avalisée par un être divin qui, en même temps, rachète cette souffrance et libère les perpétrateurs et leurs victimes des maux de ce monde?

Tel fut le système diabolique face auquel les Gnostiques se retrouvèrent après l’an 150.

 

La Collusion Victime-Perpétrateur

«La religion protège l’être humain tant que ses fondations ultimes ne sont pas dévoilées. De débusquer le monstre de son repaire risque de le lâcher sur l’humanité.»19

Une érudite féministe et professeure de théologie, Catherine Keller, affirme que «nous n’avons aucune raison de croire que, de tous temps, la vie ait été fondée sur la domination des plus faibles par les plus forts; de même, nous n’avons aucune preuve que les peuples aient toujours vécu dans l’état d’être défensif qui caractérise la vie moderne». Elle observe qu’au sein de la culture dominatrice patriarcale, la violence émerge et se manifeste «dans des situations où l’abus se transfère de lui-même d’une génération à une autre. En permanence, nous percevons que la perpétration de la souffrance – la destruction et l’abus – procède d’une blessure antérieure»20.

La psychologie moderne identifie le syndrome, que Keller décrit, comme une “collusion dans les sévices”. La domination est un abus, et dans toute situation de domination, le perpétrateur est une personne qui a été abusée, qui a subi des sévices, ainsi que nous le comprenons de nos jours. Cependant, l’inverse n’est pas vrai: la personne abusée n’est pas forcément un abuseur. Ainsi, le système est ouvert de sorte à générer de plus en plus d’abuseurs à partir d’un réservoir illimité d’abusés. Et le cercle vicieux se fortifie au fur et à mesure que les sévices s’intensifient. Les victimes qui survivent à la violence, qui leur a été infligée, peuvent devenir liées au perpétrateur et souvent, mais pas toujours, elles deviennent elles-mêmes des perpétrateurs. La souffrance engendrée par la collusion dans les sévices, que je vais qualifier de collusion victime-perpétrateur, est extrêmement contagieuse.

La collusion victime-perpétrateur a été investiguée dans le cas des familles dysfonctionnelles et des relations de dépendance mais ce concept n’a pas encore été appliqué aux archives historiques de l’espèce humaine ni aux propositions théologiques fantasmagoriques, tel que le complexe du rédempteur. Appliqué à la conquête du Nouveau-Monde, cependant, il suggère que les abuseurs, les perpétrateurs-conquérants Européens, avaient eux-mêmes été abusés. Ceux qui “vinrent, virent et conquirent” avaient déjà été conquis eux-mêmes.

Quels sévices furent infligés aux Européens avant le 15ème siècle, qui engendrèrent en eux une compulsion à la domination par la violence, qui fournirent une justification vertueuse de cette violence et les conduisirent à commettre un génocide et un écocide à très large échelle?

Que se passa-t-il dans l’antique Europe avant que les Européens ne partissent pour conquérir, convertir et coloniser le Nouveau Monde?

La convoitise est souvent citée comme motivation première de la conquête Européenne du Nouveau Monde. Il est certain que les envahisseurs souffraient de convoitise, à la pelletée. Les colonisateurs voguèrent vers les Amériques sous la bannière du Christ, en se dédiant formellement à la conversion des races sauvages, et ils renvoyèrent une abondance de richesses. Le tonnage d’or et d’argent pillé des Indigènes est inimaginable, même en termes d’évaluations modernes par milliards de dollars. L’or et les joyaux ne possédaient aucune valeur commerciale pour les Amérindiens, tels que les Incas et les Aztèques. Ils étaient purement réservés à l’usage rituel et ornemental. Le décor volé du Nouveau Monde devint le capital pur et dur de l’Ancien Monde. Durant des siècles, les galions Espagnols arrivèrent à l’estuaire de la rivière Guadalquivir, leurs butins transférés dans des barges remontant la rivière vers les demeures de Séville, là où Torquemada, né un millier d’années après le meurtre d’Hypatia, lança sa mission pour sauver les hérétiques des erreurs de leurs voies. La coupe incrustée de joyaux que le pape élève de nos jours pour réaliser la Sainte Messe, devant une audience de millions de dévots, est coulée d’or Inca. Le sang qui emplit cette coupe peut être imaginé, en termes symboliques, appartenir à Jésus/Christ, le rédempteur. Mais, en termes historiques, ce sang appartient aux centaines de millions d’Indigènes du Nouveau Monde, décimés par les assauts Européens, dont les modes de survie furent anéantis, dont les lieux sacrés furent profanés et dont les connaissances et les pratiques sacrées furent condamnées comme hérétiques. Selon la foi, le pain rompu durant la messe est le corps du Christ substantié. Mais, selon l’histoire, c’est le corps ravagé de la Terre, le paradis naturel pillé pour ses ressources.

La convoitise seule peut-elle expliquer ce comportement qui est, de sa propre admission, un comportement sanctifié? Si non, l’observation de l’anthropologue culturel, René Girard, peut, sans doute, amener des indices: «La religion protège l’être humain tant que ses fondations ultimes ne sont pas dévoilées.»21 Que se cache-t-il dans les fondations ultimes de la religion? Pour les Gnostikoi, des experts du débat théologique, le complexe du rédempteur fut l’élément de la religion émergente qui les alarma le plus. Leur propre modèle Sophianique de rédemption était un chemin de consécration à la vie de la Terre, la planète Mère. Dans l’orientation extraterrestre du complexe du rédempteur, ils perçurent une tromperie, une déviance pour l’humanité, et même un signe de démence. Les experts en théologie, telle Hypatia, s’opposèrent ouvertement à cette tromperie et la contrèrent en conférant des enseignements sur le potentiel divin de l’humanité, le noos, et sur la co-évolution avec Sophia, la déesse de sagesse. Au moment même où la religion rédemptionniste émergea pour la première fois, elle fut opposée par des êtres humains qui étaient hautement qualifiés pour analyser et évaluer ce dont ils étaient les témoins et qui avaient des alternatives à proposer.

Dans leur protestation à l’encontre de ce qu’ils percevaient comme une grave déviation pour l’humanité, les Gnostiques ne lâchèrent pas un monstre sur le monde, cependant. Ils firent face à un monstre qui avait déjà été lâché, un monstre qui ne faisait que s’enfler depuis plusieurs siècles. C’est une monstrueuse erreur de l’esprit humain, affirmèrent-ils, de transformer la souffrance en une cause vertueuse pour ceux qui l’infligent et en une vocation divine et rédemptrice pour ceux qui en pâtissent. Le monstre auquel les Gnostiques s’opposèrent était inhumain mais il allait faire de toute l’humanité son instrument. C’est la collusion victime-perpétrateur diaboliquement exploitée, déguisée en une relation d’amour, et glorifiée dans le très-haut des cieux.

Si les Gnostiques avaient vaincu le rédemptionnisme, sur ses terres d’origine au Proche-Orient, il ne se serait jamais répandu en Europe mais l’impérialisme proto-Chrétien était déjà bien enraciné à Rome vers l’an 200. “L’histoire sacrée” des Juifs allait bientôt être imposée comme le seul scénario sur la place publique. Aux alentours de l’an 100, Clément de Rome, un des premiers idéologues Chétiens, affirma que l’Ancien Testament et les paroles attribuées à Jésus étaient toutes des Ecritures Sacrées et participaient du même niveau de véracité historique. Cette position, affirmée quelque temps avant que les premières narrations d’évangiles fussent rédigées dans la forme en laquelle elles ont survécu, stipula que les histoires concernant Jésus étaient des récits d’événements réels, une allégation qui est encore, de nos jours, maintenue par les Chrétiens fondamentalistes. Elle affirma également la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testaments: «Puis il leur dit: C’est là ce que je vous disais lorsque j’étais encore avec vous, qu’il fallait que s’accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes, et dans les psaumes» (Luc 24:44). Les Gnostiques, tel que Marcion, rejetèrent catégoriquement cette continuité et insistèrent sur le fait que le dieu paternel capricieux et vengeur de l’Ancien Testament ne pouvait pas être une source d’amour surhumain et qu’il ne devait pas faire l’objet de l’amour humain. En l’an 144, Marcion arriva presque à faire accepter comme canonique, par la communauté Chrétienne à Rome, son modèle de la matière alors existante d’évangile. S’il en avait été ainsi, le Christianisme d’aujourd’hui reposerait sur sa révision de la Christologie Paulienne et sur des écrits d’évangiles sélectionnés selon des critères Gnostiques, totalement indépendants de l’Ancien Testament.

Des moutures innombrables des évangiles et des débats incessants sur les versions Gnostiques versus Juives versus orthodoxes des Ecritures eurent lieu jusque vers l’époque d’Hypatia mais l’histoire, qui allait guider la civilisation Occidentale pendant seize siècles, se cristallisa graduellement en faveur d’un schéma patriarcal de rédemption divine, avalisé par le sceau de l’Empire Romain. L’autorité d’une divinité extraterrestre convenait parfaitement à la soif  impériale de pouvoir. Le quatrième siècle vit l’imposition de la peine de mort pour la religion Païenne et les schismes hérétiques (tel que l’Arianisme), peine de mort décrétée par Théodosius I et Théodosius II, des hommes décrits par un historien comme «deux des Chrétiens les plus cruels et les plus puissants de tous les temps qui établissaient déjà les fondations pour l’Inquisition et les futures guerres religieuses en Europe».22

Suivant et cooptant la tradition Juive “d’histoire sacrée”, le programme rédemptionniste imposa un plan historique linéaire à toute l’espèce humaine. Rassemblés, l’Ancien et le Nouveau Testaments constituent un script directeur, une histoire encodée avec des croyances qui impulsent le comportement de ceux qui l’adoptent. Avalisé par le complexe du rédempteur, le patriarcat avait écrit son propre programme et en avait attribué la source à un dieu paternel vengeur. Le père divin avait un plan de conquête et de conversion qui allait être perpétré en Europe durant un millénaire avant que ses victimes, elles-mêmes transformées en perpétrateurs, ne l’imposent sous la bannière de la Croix dans le Nouveau Monde.

Le meurtre d’Hypatia projette une ombre longue et terrifiante.