John Lash. Avant de commencer, nous pourrions souligner l’origine du terme “psychonaute”. Il fut introduit par un écrivain Allemand nommé Ernst Jünger qui écrivit un ouvrage dans les années 50, juste avant qu’Aldous Huxley publie “Les portes de la perception”, un ouvrage influent qui participa grandement à l’émergence de l’ère psychédélique. L’ouvrage de Jünger est beaucoup moins connu car il fut publié en Allemand. Ernst Jünger créa ce terme psychonaute afin de qualifier ceux qui voyagent dans la sphère de la psyché en ayant recours à des plantes ou des substances altérant le mental. Ce terme psychonaute est donc un terme généraliste permettant de décrire les expériences que nous vivons avec les plantes et les champignons sacrés, tels que l’iboga (Tabernanthe iboga), le champignon Psilocybe cubensis, l’ayahuasca, le peyotl (Lophophora williamsii), ainsi que les substances synthétisées en laboratoire à partir de ces organismes, tels que le LSD et la Mescaline. J’aime beaucoup ce terme psychonaute mais je souhaiterais souligner, cependant, que lorsque nous naviguons dans la psyché, c’est également aussi dans le cosmos que nous naviguons.
Le cosmos et la psyché humaine constituent des réalités entrelacées et interdépendantes. Il ne faut donc pas penser que le psychonaute soit une sorte de nombriliste. Un psychonaute, selon ma définition du moins – et nous allons ici parler de l’évolution de l’expérience psychonautique – n’est pas seulement quelqu’un qui ingère ces substances pour une aventure narcissique ou pour une observation narcissique intérieure. Selon mon expérience propre, lorsque l’on regarde vers l’intérieur, c’est en fait vers l’extérieur que le regard se tourne, c’est en direction du cosmos.
Joanna Harcourt-Smith. La nuit dernière, j’ai regardé le dernier film de Woody Allen dans lequel il dit: «J’étais auparavant un Juif avant de me convertir au narcissisme».
John Lash. Woody Allen est certainement l’un des grands oracles de notre ère et j’ai très souvent souligné sur mon site, et dans mes ouvrages, que le narcissisme, à savoir l’égocentrisme excessif, est la maladie de notre époque. Je soulignerais également que Don Juan fit la même observation à Castañeda lorsqu’il parla de l’égocentrisme comme l’une des plus grandes embûches dans la vie du guerrier spirituel. Il n’est donc pas anodin que nous soulevions cet aspect avant de commencer: à savoir qu’avec l’aventure psychonautique, il ne s’agit pas du divin à l’intérieur pour employer l’expression habituelle; le but est de voyager en soi-même afin de porter son regard vers l’Autre, vers l’Altérité du cosmos. C’est ainsi que je définirais cette aventure.
Nous allons maintenant tenter de partager avec vous notre vision globale de l’évolution de l’aventure psychonautique. Je propose de décliner cette vision globale en termes de trois générations. Ce que je propose, ce n’est pas un cadre rigide mais plutôt un outil heuristique qui puisse aider à dresser un tableau de cette évolution.
Joanna Harcourt-Smith. Lorsque je rencontrai Timothy Leary, j’avais 26 ans et il en avait 53 (NDT: Joanna Harcourt-Smith fut l’épouse de Timothy Leary entre 1972 et 1977). Je pense que l’une des raisons qui me fit aller vers lui pour le rencontrer, était que j’avais eu des expériences, avec ce que j’appelle maintenant des substances libératrices du mental, et que j’avais des questions à lui poser en tant qu’explorateur de la première génération.
John Lash. Nous placerions, en quelque sorte, Timothy Leary dans la première génération bien qu’en fait il devint le personnage charismatique aux yeux de nombreux psychonautes de la seconde génération. Je propose une manière simple de décliner chronologiquement ces trois générations: si nous attribuons 30 années à chaque génération, nous pouvons avoir le cadre suivant d’investigation. De 1935 à 1965, ce fut la première génération de psychonautes. La seconde génération se situa entre 1965 et 1995 et nous sommes maintenant en plein coeur de la troisième génération qui commença en 1995. En fait, nous sommes à mi-chemin de cette génération. Essayons maintenant d’évoquer le contexte de la première génération en entrant dans les détails sans en donner trop, cependant, car notre souhait est de présenter une vision globale. Lorsque l’on retrace les premiers écrits et les premières expérimentations avec des plantes psychoactives, on s’aperçoit qu’ils datent des années 1930 et quelques noms viennent alors à l’esprit. L’un des personnages les plus importants, selon mon opinion, et qui est souvent oublié, est le poète Français, et certains diraient le poète fou, le poète maudit, Antonin Arthaud (1896-1948), qui créa le Théâtre de la Cruauté. Artaud fut véritablement un esprit mythopoétique extrêmement brillant qui alla au Mexique pour se faire initier au peyotl par les Tarahumaras de la région du Copper Canyon. Et ce qu’Artaud écrivit à propos de cette initiation est absolument magnifique.
Durant cette même période de l’entre-deux guerres, William Burroughs (1914-1997), qui devint plus tard l’inspirateur de la Beat Generation, voyagea en Amazonie pour expérimenter le premier yage. Ce fut la première session d’ayahuasca par un Blanc et cette expérimentation fut consignée dans les Lettres du Yage, une collection de correspondances rédigées par William Burroughs et par Allen Ginsberg (1926-1997) et qui devint l’une des bases de la littérature Beat sur les psychonautiques.
La troisième personne que je mentionnerais est Richard Evans Schultes (1915-2001), le botaniste de l’Université de Harvard qui, également dans les années 1930, explorait l’Amazonie. (Il est l’auteur de l’ouvrage “Les plantes des Dieux. Les plantes hallucinogènes, botaniques et ethnologiques”)
Ce sont donc quelques pionniers, de cette première génération de psychonautes, qui expérimentèrent sur le terrain. D’autres psychonautes, qui appartiennent à cette génération, furent bien sûr Gordon Wasson lui-même, Aldous Huxley, Alan Watts, Gerald Heard, qui introduisit Huxley au LSD et à la Mescaline, et Robert Graves, qui joua un rôle influent en inspirant Wasson et sa thèse du même nom. Tous ces pionniers commencèrent très tôt leurs expérimentations au cours de cette période de 30 ans entre 1935 et 1965; ils établirent les fondations de cette aventure psychonautique et ils la définirent telle que nous la connaissons de nos jours.
Je voudrais ajouter qu’aujourd’hui vivent trois personnes qui représentent un lien entre la première génération de psychonautes et le coeur de la troisième génération en laquelle nous vivons présentement. Ces trois personnes sont Stanislav Grof (1931-), Ralph Metzner (1936-) et Albert Hofmann (1906-2008) lui-même qui a maintenant 102 ans (NDT: ce dialogue eut lieu quelques mois avant le décès d’Albert Hofmann le 29 avril 2008 à Burg im Leimental dans le canton de Bâle-Campagne). Ce sont trois personnages, que je connaisse, et qui marquent la continuité entre ces trois générations.
Joanna Harcourt-Smith. Je pense que cette perspective historique de l’aventure psychonautique est importante parce que, dans les années 1940, mon propre oncle Stanislas Ulam (1909-1984) élabora une formule mathématique pour la bombe H. Avant cela, la bombe atomique avait été construite. Tous ces travaux avaient duré environ une dizaine d’années, réalisés par les Allemands et par les Américains et par leur précurseur Albert Einstein. Je pense qu’il existe ici à l’oeuvre une intéressante synchronicité: comme nous l’avons déjà évoqué dans l’un de ces échanges radiophoniques, “l’expérience religieuse primordiale” fut ramenée sur le devant de la scène par ces pionniers psychonautes durant la même période historique où nous avons découvert, en tant qu’espèce, la manière de nous annihiler. Je suis donc fascinée par cette dichotomie de désespoir et de passion pour la vie.
John Lash. Je me rappelle qu’effectivement, lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Santa Fé en 1986, notre conversation se focalisa immédiatement autour de cette problématique et lorsque tu soulignas le parallèle entre le développement de la bombe à hydrogène, par ton oncle mathématicien Stan Ulam, et la découverte du LSD en 1943 par Albert Hofmann, je fus stupéfait parce que cela semblait tellement clair que ces deux phénomènes représentent, sans doute, les deux polarités extrêmes de notre espèce: d’une part notre polarité extrême pour l’auto-destruction et la démence aveugle et d’autre part notre singularité pour l’illumination et la reconnexion avec la Nature.
Je soulignerais que l’un des thèmes de l’aventure psychonautique c’est que c’est une expérience visionnaire qui nous ramène vers notre connexion primordiale avec la Nature et personne ne l’a mise en valeur de manière plus magnifique qu’Albert Hofmann lui-même dans son ouvrage “LSD, mon enfant terrible” (Editions L’Esprit Frappeur) qui fut publié dans les années 80. Il y décrit comment, une fois qu’il eut surmonté le choc initial, la peur et les interrogations quant à la nature de ce qu’il avait découvert, il prit conscience que les visions sous LSD le ramenèrent à cette vision d’innocence et de pureté qu’il vécut lorsqu’il était un enfant de 10 ans. Et bien sûr, ce n’est pas un thème qui est l’apanage de l’aventure psychonautique. J’ai souvent souligné que le thème du retour à une sorte d’innocence primordiale, dans notre connexion avec la Nature, fut hérité des Romantiques dans les années 1800. Et nous faisons émerger tout cela, aujourd’hui, au travers d’une seconde génération qui dura de 1965 à 1995.
Après que le cadre initial d’investigations eut été établi par Aldous Huxley (“Les Portes de la Perception”), et par Wasson, nous avons commencé à voir l’émergence, dans le contexte des années 60, du mouvement de la jeunesse et de la révolution psychédélique. Même si tout cela fut rapidement réprimé à la fin des années 60 et au début des années 70 – la porte de fer, la cage de fer, s’abattirent très très rapidement comme Joanna et moi-même pouvons en témoigner, à l’aide de nombreux exemples, parce que nous l’avons vécu – l’impulsion en a survécu.
Meurtres et emprisonnements sur tous les fronts, illégalisation de l’expérience et tout ce que cela implique et, en même temps, l’utilisation illégale et sous couvert, par le gouvernement US, de ces mêmes substances à des fins très pernicieuses. Tout cela s’est déroulé durant la seconde génération lorsque tout a explosé aux alentours de 1965 et s’est prolongé jusque dans les années 90. Je voudrais souligner que vous pourriez placer Joanna et moi-même dans la seconde génération de psychonautes. Je désignerais Terence McKenna comme le personnage le plus influent de cette période qui, accompagné de son frère Dennis, a extrêmement étendu l’horizon et les perspectives quant à la nature de l’expérience. Lors de la première session, nous avons présenté une esquisse de la Thèse Wasson quant à l’origine des religions, à savoir que l’expérience religieuse primordiale émerge dans une transe visionnaire induite par des champignons et des plantes sacrées. Et bien, Terence McKenna développa et étendit cette Thèse Wasson, d’une certaine manière, durant la seconde génération.
Un autre personnage important de cette seconde génération fut Paul Devereux et nous conseillons la lecture de son ouvrage “The Long Trip: A Prehistory of Psychedelia” parce que c’est un récit merveilleusement rédigé de toute l’aventure psychonautique en remontant jusqu’à la période paléolithique. Paul Devereux fut un psychonaute pratiquant, pour autant que je sache, qui narre magnifiquement ses propres expériences dans l’ouvrage et qui s’est également inspiré de la Thèse Wasson. Souvenons-nous que Wasson croyait qu’il existait un culte primitif de champignons, durant l’époque paléolithique, et Devereux remonte à cette époque pour initier son histoire des psychedelia. C’est un livre fantastique.
Dan Russel est un autre auteur de cette seconde génération qui a écrit sur le shamanisme et sur l’expérience psychonautique en tant qu’antinomiques au patriarcat, et cela constitue un sujet très important. L’une des choses qui devint claire durant la seconde génération, c’est que nous sommes confrontés à une guerre qui est actuellement en cours. La guerre aux drogues n’est en fait qu’une couverture pour quelque chose qui est beaucoup plus sournois. Avec Joanna, nous avons beaucoup évoqué ce problème récemment. La guerre aux drogues est une expression très trompeuse et pernicieuse parce qu’elle identifie la tentative – supposément légitime, des gouvernements de lutter contre la cocaïne, le crack, l’héroïne, qui sont des maux sociaux – avec l’expérience visionnaire qui est notre sujet d’aujourd’hui. Et il ne s’agit pas du tout de la même chose malgré que tout cela soit incorporé dans la même catégorie. La guerre aux drogues, très astucieusement, sert de couverture au fait que les autorités patriarcales interdisent non seulement les drogues à usage récréatif telles que la cocaïne et le crack – contre lesquelles nous nous opposons résolument et totalement – mais elles prohibent également l’expérience visionnaire authentique avec des plantes sacrées. Et ce phénomène s’est développé durant la seconde génération.
Joanna Harcourt-Smith. Je me demande s’il a jamais existé de débat entre un psychonaute, un psychonaute sérieux, et quelqu’un de l’Église Chrétienne ou d’une autre Église Abrahamique, un débat quant aux différences entre ces deux expériences religieuses. Bien sûr John, tu as écrit beaucoup à ce sujet, mais comment un Chrétien pourrait-il s’opposer à l’expansion de la conscience?
John Lash. C’est effectivement une problématique importante et, pour autant que je sache, il n’y a jamais eu de débat ou même de positionnement d’une telle problématique et j’aimerais vraiment qu’un tel débat ait lieu. J’ai beaucoup échangé, à ce propos, avec un certain nombre de gens car il semble, pour certaines personnes, que je présente un plaidoyer relativement convaincant pour des pratiques psychonautiques et enthéogéniques en les fondant sur le shamanisme et sur les pratiques Mystérielles traditionnelles. Et même les gens qui semblent relativement convaincus par ce que j’affirme soulèvent toujours les mêmes objections. A savoir que je parle d’expériences mystiques profondes, de rencontres avec l’essence divine de l’Univers ou avec les aspects divins à l’intérieur de nous-mêmes. Et la question soulevée est la suivante: ne devrions-nous pas être capables de vivre tout cela de par nos propres facultés? La forme de mysticisme et d’expérience religieuse, telle que l’ont vécue de grands mystiques comme Maître Eckhart, (c. 1260 – c. 1328) et Thérèse d’Avila, ne pourrions-nous pas la vivre de nous mêmes?
Permettez-moi de raconter une anecdote très parlante relative à cette question. Mircea Eliade (1907-1986) publia son livre sur le shamanisme en 1950 et cet ouvrage (“Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase”) reste, de nos jours, un grand classique. Et même s’il est erroné sous certains aspects et partiel sous d’autres aspects, il initia l’intérêt envers le shamanisme qui, de nos jours, est devenu endémique. Le shamanisme est devenu quasiment un thème conventionnel.
Il a été souvent souligné par des chercheurs travaillant sur le sujet – tels que Jonathan Ott et Jérémy Narby, qui sont des psychonautes de la seconde génération – qu’Eliade initialement affirma que le recours aux plantes psychoactives appartient seulement à la phase décadente du shamanisme. Cela est affirmé dans le dernier chapitre de son livre sur le shamanisme. Cependant, vers la fin de sa vie, Eliade corrigea sa vision et dit que le recours à la discipline de l’extase implique assurément l’utilisation de plantes psychoactives et ce de manière intrinsèque et que cette utilisation ne peut pas être qualifiée de forme décadente du shamanisme. Voici un point très important pour tous ceux qui veulent s’impliquer profondément dans ce débat concernant les expériences psychonautiques.
Quant à tous ceux qui me posent cette question: «ne pourrions-nous pas vivre d’expérience religieuse sans consommer de champignons ou de plantes sacrées?», ma réponse est très simple. C’est «non». Et j’affirme que non parce que l’acte d’ingérer une plante psychoactive n’est pas un acte de dépendance: c’est un acte d’humilité et de connexion interspécifique. Et je crois énormément à ce qui est enseigné dans les cultures Indigènes lorsqu’elles disent que l’on ne peut pas savoir ce que cela veut dire d’être authentiquement humain à moins que nous ne sollicitions l’assistance qui émane du monde non-humain.
Nous sommes tous familiers, de nos jours, avec la notion de communication interspécifique, avec les dauphins, les baleines, les oiseaux, etc. Toutes les cultures Indigènes pratiquent un haut niveau de communication interspécifique. C’est pourquoi elles considèrent les animaux comme sacrés. Mais les plantes sont également les formes de vie les plus proéminentes sur Terre.
Et sur les centaines de milliers d’espèces de plantes, il existe un éventail de deux centaines de plantes qui nous offrent une altération de notre intelligence. Je ne considère pas que cela soit une dépendance, je considère qu’il s’agit d’un accompagnement et d’une connexion que la Nature pourvoit afin que nous puissions appréhender le processus évolutif selon des voies que nous ne pouvons pas emprunter de par les limitations de notre mental. C’est mon argumentation et c’est à prendre ou à laisser. Et je voudrais souligner que cette argumentation ne pouvait pas être développée par des psychonautes de la première génération parce que l’on ne possédait pas suffisamment d’informations concernant le shamanisme et les communications interspécifiques.
Un des phénomènes intéressants, durant cette période de 1965 à 1995, c’est que notre connaissance du shamanisme, dans toutes les parties du monde, a soudainement explosé. L’ouvrage d’Eliade se focalise avant tout sur le shamanisme Sibérien et ce modèle originel était limité à la Sibérie. Mais bien sûr, de nos jours, nous sommes conscients qu’il existe des shamans dans tous les pays et dans toutes les cultures du monde, ou du moins qui ont existé de par le passé, en Afrique, en Polynésie, en Alaska, etc, et grâce à cette connaissance très universelle du shamanisme, nous bénéficions maintenant d’une compréhension plus profonde de la nature des psychonautiques et de la manière d’y pénétrer.
Joanna Harcourt-Smith. Il y plus de quarante ans, j’avais ingéré des champignons dans mon jardin. J’y étais donc assise et il y avait un arbre que je préférais. Et l’arbre fusionna avec le chat qui était une extension de mon bras. Il était très clair pour moi que tout cela, c’était mon propre corps et que mon corps faisait partie du corps des animaux et du corps de cet arbre magnifique. J’avais conscience des racines de l’arbre et du chemin qu’elles suivaient le long de la rue et sous les maisons. Ce fut une expérience directe. L’une des choses les plus extraordinaires quant à ces plantes de guérison, c’est qu’elles vous offrent une expérience vécue directe de l’interdépendance et de l’intercommunication entre tous les êtres conscients. Et cela nous ramène à ce que tu disais: il ne s’agit pas juste de communier avec notre soi intérieur mais bien plutôt de communier avec le cosmos.
John Lash. C’est pour moi une telle distinction essentielle que j’ai parfois tendance à me répéter. C’est un point tellement important en raison du narcissisme qui sévit durant notre ère. Les gens, bien sûr, peuvent partir en quête d’expériences religieuses partout où cela leur plait: personne n’a le droit de dicter cela mais, en tant que spécialiste des mythologies comparées ayant étudié les erreurs des ages et ayant vécu ses propres expériences mystiques, je dois dire que j’établis une importante distinction à ce sujet.
Par exemple, si vous étudiez le mysticisme de Maître Eckhart, un grand mystique Allemand qui est considéré comme un modèle, je considère que ce n’est pas une expérience mystique authentique telle que je la vis lors d’une expérience psychonautique; j’estime que c’est une forme glorifiée de narcissisme. Selon moi, toutes les formules qui identifient Dieu avec le soi sont des formes glorifiées de narcissisme. Tandis que ce que la transe enthéogénique offre, c’est une chance de percevoir véritablement l’Autre, de rencontrer l’Autre réellement, de connaître la nature de l’Altérité, de percevoir que l’Altérité est sublime et divine; et c’est une expérience sublime de se percevoir soi-même dans le miroir de l’Altérité. Ce serait la pire des erreurs possibles, selon moi, d’assumer que l’expérience mystique, qui procède des psychonautiques, puisse être réduite à une sorte de narcissisme cosmique. Par narcissisme cosmique, j’entends la réalisation que je suis Dieu, que Dieu est moi et que Tout est Un. Je n’adhère pas du tout à cette vision.
Pour en revenir aux évolutions de cette seconde génération, Terence McKenna, je pense, nous a rendu un énorme service non seulement en décrivant directement ses expériences psychonautiques mais également en déployant de gigantesques efforts pour structurer ces expériences, pour nous offrir des concepts, des outils d’apprentissage quant aux modes d’approches. Terence McKenna a mis en valeur deux points auxquels j’adhère très fortement. Le premier, je viens de l’évoquer: il parla du Logos de l’Altérité, il parla de l’expérience psychonautique comme d’une rencontre avec l’Altérité Planétaire et l’Altérité cosmique et pas seulement comme une explosion narcissique d’égoïté. C’est un point éminemment important. Quant au second point, Terence, dans son extension de la Thèse Wasson, proposa la notion de communication interspécifique. En fait, il fit expressément référence au champignon Psilocybe cubensis pour le qualifier de “champignon de starseed”, de semence d’étoiles. Terence proposa – et c’est totalement cohérent avec les théories courantes – que les spores de ce champignon pourraient être préservés, lyophilisés en quelque sorte, et qu’ils pourraient voyager dans l’espace interstellaire et semer la conscience sur diverses planètes. C’est son extension cosmique de la Thèse Wasson. Et c’est magnifiquement poétique tout en étant magnifiquement scientifique.
Terence McKenna décrivit en fait dans “True Hallucinations”, et dans ses autres ouvrages, que lorsque ces plantes ou organismes sont ingérés, les diverses espèces nous parlent dans notre propre syntaxe mentale. Certains vont peut-être se demander comment les plantes peuvent parler. Mais les plantes peuvent réellement parler. C’est l’un des phénomènes dont vous faites une expérience directe durant une transe psychonautique. La plante ne parle pas mais l’espèce d’intelligence qui demeure en la plante, qui circule dans votre système nerveux, utilise en fait ce système nerveux pour communiquer avec vous dans votre propre syntaxe. Et cela constitue une expérience transcendante de l’Autre et avec l’Autre. Et j’estime que l’un des plus beaux exploits de la seconde génération, c’est que nous avons cheminé vers un nouvel horizon, de par la définition de cette expérience, grâce au travail fertile de Terence McKenna et d’autres chercheurs.
Il est maintenant temps d’aborder la troisième génération en laquelle nous vivons de nos jours. Et cette troisième génération, j’en situe donc le commencement vers 1995. Dans cette génération, nous pouvons placer Daniel Pinchbeck qui est actuellement un porte-parole du néo-shamanisme. Ensuite, Erik Davis, le phénomène de Burning Man (http://www.burningman.com/) et tous ceux qui sont associés à cet événement. Le culte de Santo Daime, les Églises d’ayahuasca, et les groupes de guérison de l’ayahuasca; et les groupes de guérison d’iboga qui sont en train de se répandre partout.
Quant à nous, Joanna et moi-même, nous nous intéressons intimement aux aspects Gaïens du shamanisme qui peuvent être définis et pratiqués durant cette troisième génération.
Joanna Harcourt-Smith. J’étais sans voix il y a quelques minutes parce que je me demandais quelles sont les femmes qui ont été extrêmement influentes dans l’évolution de l’expérience psychonautique. Par exemple, je pense à Joan Hallifax qui, au début de sa carrière, a travaillé avec Stanislav Grof (et qui fut son épouse pendant un certain temps) dans certains hôpitaux de la côte est des USA afin d’accompagner, avec du LSD, des patients en phase terminale. Je pense à l’une de mes amies, Adele Getty, qui fut une exploratrice courageuse et très intelligente de l’expérience psychonautique; elle était très amie avec Terence McKenna et elle fut mariée avec Francis Huxley. Je pense également à Cynthia Palmer qui avec son mari, Michael Horowitz, ont créé en 1970 la plus grande bibliothèque d’ouvrages psychédéliques à San Francisco, (Fitz Hugh Ludlow Memorial Library). Elle écrivit un ouvrage intitulé “Shaman Woman, Mainline Lady: Women’s Writings on the Drug Experience” ainsi qu’un autre “Sisters of the Extreme”. (NDT: ces deux ouvrages présentent des récits d’expériences psychonautiques par des femmes). Je parlerai également de Laura Huxley (1911–2007), car même si c’est une psychonaute de seconde génération, elle vécut jusqu’à un âge très avancé.
Je sais qu’il existe de très nombreuses femmes thérapeutes qui oeuvrent, avec la discrétion la plus extrême et dans le secret le plus total, avec des patients utilisant des plantes sacrées. Et tout cela est même sans évoquer toutes les femmes en Afrique telle que Bernadette Rébienot, une shamane du Gabon, qui soigne ses compatriotes ainsi que des gens du monde entier. De très nombreuses femmes participent à l’exploration et à l’épanouissement de l’aventure psychonautique.
John Lash. Il est vrai que lorsque nous avons préparé cette émission, j’ai brossé une esquisse des générations et je me demandais – et c’est ce que je me demande à chaque fois que j’étudie un sujet – quelles sont les femmes qui y sont impliquées et quelles sont les femmes qui partagent la connaissance parce que, bien trop souvent, nous vivons dans un monde dans lequel toutes les sphères, de la science à l’art, sont dominées par la super mentalité mâle et je suis fort conscient que ce n’est pas une situation saine. Il est certain que Laura Huxley, qui mourut récemment, dessert d’être nommée en même temps que Stan Grof et Ralph Metzner comme l’une des personnes qui a vécu les trois générations. Adele Getty et Cynthia Palmer appartiennent plus ou moins à la seconde génération et je suis sûr qu’il y en a beaucoup d’autres que nous ne connaissons pas.
Qu’en est-il de l’horizon psychonautique alors que nous approchons du point médian de la troisième génération. Il est, d’ailleurs, toujours intéressant de prêter attention au point médian de chaque génération. Ainsi celui de la seconde génération fut 1980 et ce fut l’année durant laquelle Michael Harner publia “La Voie du Chamane” qui fit découvrir, par le grand public, le shamanisme et le shamanisme ayahuasca, qui leur conféra une définition intégralement novatrice et qui les rendit accessibles pour de nombreuses personnes. Il est intéressant de noter également que le point médian de la troisième génération sera 2010, deux ans avant 2012. Nous pouvons donc imaginer l’événement 2012 comme étant corrélé à un nouveau seuil de l’aventure psychonautique.
Le dernier point que je veux soulever est le suivant: depuis 1995, je vois trois évolutions fondamentales en train de se manifester. La première, c’est l’émergence du mouvement des Treize Grand-Mères Indigènes Planétaires et c’est un bon signe parce que cela présente la sagesse divine du Féminin. Tel que je l’ai compris, lorsque tu m’en as parlé pour la première fois, l’un des objectifs des Treize Grand-Mères n’était pas seulement de prier pour la guérison et le bien-être de la planète mais de présenter un panier sacré contenant les plantes psychoactives Indigènes à chacune de ces cultures: l’iboga d’Afrique, le peyotl du sud-ouest des USA, les champignons sacrés du Mexique, etc. Je fus très enthousiasmé lorsque j’appris que les Treize Grand-Mères, qui en fait ont vécu au cours de ces trois générations, se sont donné comme mission essentielle d’informer le monde entier que notre conscience est guérie et amplifiée par les plantes instructrices et ce fut un message tellement important.
La seconde évolution, c’est que de nombreuses personnes reçoivent ce message de nos jours. Il existe une explosion de cliniques, de thérapies ayant recours à l’iboga et à l’ayahuasca pour guérir les addictions. Je soulignerais que si vous repartiez vers le passé afin étudier la première génération, jusqu’en 1965, avant que le LSD ne fût rendu illégal, vous découvririez qu’il y eut littéralement des milliers d’études cliniques, médicales et scientifiques témoignant des qualités thérapeutiques du LSD et de la Mescaline et tout cela fut complètement dénié et détruit lorsque ces substances furent prohibées. Et je suis vraiment heureux d’annoncer que, au coeur de cette troisième génération, nous sommes en train de reprendre le fil que nous avons perdu à la fin de la première génération.
La troisième évolution que je veux évoquer est plus ou moins personnelle, parce que j’y ai consacré beaucoup de travail personnel, et c’est l’ajout de la dimension Sophianique, ou de la dimension Gaïenne, à l’aventure psychonautique qui n’est pas encore totalement intégrée bien que Terence McKenna ait souvent ouvert la voie dans cette direction. Je vais l’exprimer, très simplement, sous forme d’une question. La transe visionnaire, induite par les champignons et les plantes sacrées – lorsqu’elles sont ingérées de manière sobre et sacramentale – pourrait-elle mener à une communication directe avec le Mental Planétaire, avec l’Intelligence de l’organisme planétaire que nous appelons Gaïa et que les anciens Gnostiques appelaient Sophia?
Joanna Harcourt-Smith. La question que je poserais, quant à moi, serait la suivante. Comment l’expérience psychonautique est-elle corrélée au Féminin? Et je veux vraiment dire au Féminin par opposition au système patriarcal.