Au Coeur du Couvain Bâtard

Conversion de William Butler Yeats. 222. Among School Children.

On peut écouter Yeats lire son poème sur internet. “Among School Children” constitue l’un des poèmes les plus appréciés de sa période tardive et il est empreint de tendresse, de timidité et d’intuitions d’auto-désapprobation. Il se termine sur un vers célèbre: “Comment pouvons-nous connaître, par sa danse, le danseur?” Ma conversion est relativement brutale et salace.

 

Au Coeur du Couvain Bâtard

1. Je vogue, chaque automne, aux grés de mes flux et reflux.

Nul guru ne me guide, nul lama n’accompagne

ma déambulation maussade au creux

de cette vague de temps, obscure et avortée; aucune boussole

n’oriente ma destinée vers le succès ou vers la complétude

si ce n’est la présence fluide qui demeure

partout où je puis contempler, avec une compassion sans pitié –

durant soixante années et plus, tel est mon défi.

 

2. J’imagine des corps nubiles arqués de désir

sur une coque souffreteuse, le corps plus jeune

que la tête et les mains, la poussée

de l’aine douloureuse et toute cette faim en appât

qui revient en secousses; et c’est ainsi

de ne pas être assouvie – et même si elle l’était:

Cette tragédie réitère ce que la femme souhaite

Car Elle seule, mon intense désir hante.

 

3. Quelle que soit la pomme de chagrin ou de rage

qui me laisse la croquer, je ne puis, nonobstant, oblitérer

nul atome de désir, nulle particule d’âge;

car toutes ces gazelles, du cygne légendaire, m’enflamment

et se font la belle, une douce escapade

ou, juste, une autre pulsation serpentant,

un autre instant lorsque mon coeur s’affole

et l’ardeur d’un enfant accueille.

 

4. L’image que je cherche, d’un regard lubrique,

est pornographique, tel un nu de Bonnard:

une idole en peau de pêche, fendue et duveteuse

une écume de nectar vite s’évanouissant

et, pour crû que cela soit, les bruines hormonales

qui, bien mûres, s’exsudent sans simulations;

le plaisir ne se complait ni dans le mensonge

ni dans le compromis, lorsque la compassion découvre sa mesure.

 

5. La silhouette de la jeunesse est candide, au-delà

de ce que l’espoir ou la longe pourraient l’accabler

mais pour ma génération trahie, la cordelette

entre le sexe et le plaisir ne fut jamais déliée

pas plus d’ailleurs qu’elle n’en fut jamais liée – et c’est ainsi

que je raffole d’adoration orale, de relais d’orgasme.

La soixantaine passée, une trépidation unique

soulage ma rigueur déclinante, telle une lame de font.

 

6. Platon se méprit sur l’écoulement du désir

et ne put initier l’embrasement du tendre nexus.

Aucun axiome de feu, antique ou moderne,

ne peut honorer la promesse de mon exigence

qui est l’exigence suprême, le Tantra

de l’idole à peau de pêche, anonyme, divine,

le délice ravissant de la fente et du joyau

la pression ardente sur la couronne, la nymphe.

 

7. Tous les amoureux fidèles, et les nombreux infidèles,

sont nourris à la même flamme, mais tellement

diversement consumés, et toutes ces jeunes femmes

qui m’embrassèrent et prospérèrent

de ma tendre affection, connurent, si ce n’est pour un instant,

l’homme que je fus, et que je suis, empreint

d’excès mais, cependant, enchâssé en ces yeux

sans retenue, sans défense ni mensonges.

 

8. La seule Présence que je puisse soutenir est nue tel le vent

et passagère; l’arbre qui y danse, dépouillé

de toute inhibition, solitaire, libre et indéfini.

Mais tant à minuit qu’à l’aube, cette désolation

ne me quitte jamais – et combien encore me tiendra-t-elle,

qui le sait? Sous l’égide d’un coup de bourdon, je repollinise,

de son désir réprimé, un couvain bâtard,

la danse sacrée en culbutes et le danseur biographé dément.

 

Commentaires

Je vogue chaque automne, aux grés de mes flux et reflux. Les Tertons jouissent du privilège (si tant est que l’on puisse le qualifier ainsi) de découvrir leur amplitude de vie ou même de l’altérer par le biais de procédures rituelles – et, plus particulièrement, celles qui impliquent l’intervention des Dakinis. Une lecture attentive des augures célestes indique, pour chaque terton, lorsque sa vie s’achèvera: c’est une configuration récurrente, corrélée à la Lune, qui signale l’imminence de la mort. C’est comme si cet événement du futur générait un écho résonnant dans le moment présent. Le Terton consulte, également, cette même configuration afin de déterminer si, et comment, sa vie pourrait être provisoirement étendue. Les unités récurrentes de temps jouent un rôle-clé dans ces négociations: cinq jours, cinq mois, vingt-cinq mois. Les calculs concernant un sursis à court terme peuvent être redynamisés pour de plus longues périodes… La technique magique, dans cette application, doit être fondée par une vision transcendante de la dualité et par une réalisation de la gémellité du mental et de l’apparence. Dans son poème autobiographique, “Dancing Moon in the Water”, le terton Nyingma, Jigme Lingpa – འཇིགས་མེད་གླིང་པ་ (1729-1798) – parle littéralement d’un “contrat” négocié avec les puissantes Dakinis:

Un contrat promettant

la libération primordiale du samsara et du nirvana

est offert. Les connections se manifestent

du fait que l’apparence et le mental ne possèdent qu’une saveur.

La mort prématurée est chassée au-delà de l’horizon.

 

Ou juste une autre pulsation serpentant. Une allusion à “spanda”, “pulsation divine, tremblement”, un concept-clé dans le Shivaïsme du Cachemire – qui est de nos jours propagé par Daniel Odier (voir ci-dessous).

 

Mais pour ma génération trahie. La première génération (1945 – 1975) des neuf générations de la fin de cycle du Kali Yuga. De nombreux jeunes, dans les années soixante, vécurent, en première ligne, l’exploitation et la trahison du Mouvement Psychédélique et de la Révolution Sexuelle par des puissances paternalistes qui perçurent que leur jeu de contrôle social allait être menacé par la libération de la jeunesse et par la célébration, sans vergogne et sans inhibition, de la liberté sexuelle – affirmant la primauté intrinsèque du plaisir.

 

Et passagère, l’arbre qui y danse. Une allusion au poème éclairé du poète Mexicain Octavio Paz “Pierre de Soleil” qui se termine par ces lignes:

un arbre bien planté mais dansant,

un cheminement de fleuve qui s’incurve,

avance, recule, fait un détour

et arrive toujours.

 

à son désir réprimé, / la danse sacrée en culbutes. Daniel Odier est un instructeur Français du Tantra….

Sa version sédative du Tantra dissocie le désir de son objet, avec la sublimation comme finalité. Tout au contraire de la voie de libération Kalika qui s’exprime au travers du désir – à savoir, lorsque l’on veut quelque chose de bien défini et qu’on le veut férocement, du plus profond de sa moelle.

“Ne se puisse-t-il pas que le désir désire quelque chose d’autre que des objets?” se demandaient les maîtres Tantriques. Si le désir n’était simplement que l’incandescence qui nous donne l’impression d’être vivant, il serait alors absurde de lui permettre d’être consumé par des objets et de le perdre lorsque nous en arrivons à les posséder ou à prendre conscience que nous ne pouvons les atteindre… D’autre part, lorsque notre désir occupe tout l’espace, l’absence d’objets passe complètement inaperçue parce que le flux de notre conscience reste libre d’entrer en contact avec des milliers d’autres. Désir, Passions et Spiritualité. Daniel Odier.

Cette vision paraît suspecte lorsque l’on considère que le désir – Kama en Sanskrit – n’est pas simplement “l’incandescence de la force vitale” mais une projection articulée de vie divine vers l’infini et manifestée dans le sensuel, quel qu’il soit. Kama est à la force vitale (Prana) ce que le sang est à la respiration.

Il pourrait sembler que “le désir réprimé” soit une caractérisation injuste du Tantra de Daniel Odier – de par sa forte accentuation positive sur le désir. Le “désir libéré” pourrait, peut-être, constituer une meilleure expression mais le “désir sublimé” serait, sans doute, l’expression la plus pertinente. La citation ci-dessus évoque la prospective de désir sans un objet spécifiquement désiré et il est possible que cette proposition possède un quelconque attrait transcendental. Mais tout désir désinvesti de l’objet désiré est en déni de ce qu’il désire – une affirmation auto-sabotée. Toute considération à l’encontre du désir objectivé est un argument à l’encontre du désir. Point. Affirmer le contraire constitue de la pure langue de bois métaphysique.

Le Kamakalavilasa, un traité fondamental du culte Shri Vidya des Mahavidyas, affirme que le désir émane, dans le cosmos, parce que l’état éternel de la simple illumination (Prakasha) désire rencontrer quelque chose de particulier et non pas parce qu’il désire vaguement, sans aucun objet en prospective. Aham, le Soi contemplant, désire contempler Idam – “cela, le monde en tant qu’objet d’expérience” – afin qu’il puisse dissoudre l’autre de nouveau en lui-même: “la Félicité Suprême est dite dissoudre, dans l’Aham, l’Idam qui constitue son corrélaire”. Dans le mysticisme  Shri Vidya de la Déesse, le désir est objectif et intentionné vers un objet particulier. Sinon, pourquoi les dix Mahavidyas seraient-elles “désidéristiques” – à savoir exauçant des désirs particuliers?

La proposition Aham/Idam est très proche d’un précis du Mayavada Vedanta, la métaphysique à la racine du Tantra Planétaire. La vision dualiste Mayavada représente une accentuation particulière du monisme. Elle découvre l’unité dans une dynamique relationnelle plutôt que dans l’Un indifférencié. Elle met en exergue le jeu de l’apparence plutôt que le fondement de cette apparence. Prenez en considération la différence entre regarder vos pieds tout en marchant sur le sol ou regarder le sol sur lequel vos pieds marchent. Les pratiquants du Mayavada Vedanta contemplent leurs pieds en mouvement tandis que les pratiquants de l’Advaïta Vedanta contemplent le sol en-dessous de leurs pieds.

Dans le mysticisme Shri Vidya, le désir engendre l’expérience du monde par reflet (Vimarsha) en une éruption de miroir dyadique – et non pas sur un mode moniste –  bien que l’unité primordiale de Shiva et de Shakti ne soit jamais perturbée ou aliénée, l’espace même d’un instant: les pieds qui cheminent et le sol en-dessous d’eux constituent un même et unique événement. Le désir suprême de Shakti, en tant que Kama, est de manifester Shiva, l’illumination pure, dans les trois mondes, objectivement. Elle permet à la différence réelle d’émerger afin qu’elle puisse être absorbée extatiquement dans l’unité. Les désirs que Shakti inspire confèrent un parfum unique à la différence.

“Celle qui est cet univers tripartite est la Vidya (la Devi Sagesse) qui est le quatrième fondement (Turiya, la libération au travers du désir) et la racine de toute différentiation.” Kamakalavilasa, V. 14.

Dans la pratique “d’appariement et de fusion” du Kala Tantra – un corrélaire de la méthode Vajrayaniste de génération et de complétude, pour ainsi dire – l’absence de l’objet ou de la personne désirée est essentielle. Cette pratique, dont la finalité est d’acquérir des pouvoirs occultes, des siddhis, requiert, en réalité, l’absence ou le non accès ou la perte d’une chose particulièrement désirée – ou d’une personne, plus généralement. Mais l’absence d’une chose désirée n’est pas l’absence de désir pour cette chose: qui plus est, la chose particulière (ou la personne) doit être désirée pour que son absence importe. Si “l’absence d’objets passe complètement inaperçue” (Odier), elle ne peut pas fonder cette pratique qui est austère, rigoureuse, maniaque, désespérée et vitalement intensive.

Dans la vision Kalika, l’acquisition des siddhis constitue un test et un exercice en expertises – entrepris juste pour le plaisir. Dans le Tantra qui dissocie le désir de ses objets, les siddhis arrivent par grâce à ceux qui subliment vers une sensibilité moniste. Cette différence a conduit les érudits à se demander si l’Advaïta Vedanta (le Monisme, contrasté au Mayavada Vedanta, le Dualisme) est dépourvu d’amour. Si l’amour est considéré comme l’amour de quelque chose d’autre que lui-même, alors sûrement le Monisme ne peut y accéder. Les Kalikas croient que l’amour appréhendé de manière dualiste est le siddhi suprême de l’univers. L’amour prend sa source au coeur de la différence.

 

Et le danseur biographé dément. A l’extrême, cliniquement dément. Les pratiques du Kala Tantra impliquent une exploitation délibérée de la démence, de l’excès et de l’addiction – dans le but de “retourner” la folie plutôt que de la subjuguer ou de la guérir. Les Kalikas accèdent à ce “retournement” par le biais de “Sutaka”, le siddhi de la transmutation. Tout plaisir, triomphe, défaite, chagrin peut être transmuté, de manière comparable à la manière dont le gras est transformé en lard ou dont les déchets d’abattoir sont transformés en produits utiles. L’analogie à la transmutation des abats de boucherie est crûment Kaliesque, bien sûr. C’est ainsi que Kali et sa compagnie dansent sur le charnier. C’est pourquoi, également, de nombreux tantrikas Hindous et Tibétains, dont Jigme Lingpa, évoquent la rencontre avec des Dakinis mangeuses de cadavres.

22 janvier 2011. Andalousie.